enfant je restais longtemps à jeter de longs regards — 1993 (2)

William CliffAutobiographie

1

enfant je restais longtemps à jeter de longs regards
à travers la fenêtre de notre ennuyeuse école
et recevais pour prix de m’être encore mis en retard
des coups des punitions  » il n’est pas de mauvaise vol-

onté  » disaient devant la grande colère de mon père
mes maîtres mais ni coups ni punitions ne pouvaient m’em-
pêcher de rester le regard tourné vers les fenêtres
austère de notre ennuyeuse école en ce moment

alors que la vie décline et s’en va je continue
à jeter des regards traînards à travers les fenêtres
sans craindre coups ou punitions car mon père et mes maîtres

ne sont plus là pour m’en donner et aux nues inconnues
je donne en liberté mon âme assoiffée du sommeil
brumeux qu’elle aime voir errer dans les fumées du ciel

Q59 – T30 – 14s

Ravaler à merci la face — 1993 (1)

Nathalie GeorgesSonnets dispars

Infinitif

Ravaler à merci la face
Au ciel endolori se pâme
Oisive une pensée lasse
D’habitude abrégée d’âme

Prendre ses racines à son cou,
Y agréger sans s’y fier
La pâte meurtrie du jour –
Raccommoder les restes frais

Traiter l’ordure rendue à gué
De la mémoire massicotée
Rabouter l’ombre à son étant

Et s’enfoncer dans la lumière
Mordre la terre à pleines dents
S’ébattre sur son coeur de pierre.

Q59 – T14 – octo

Et si demain le jour semblable aux autres jours — 1992 (8)

Bernard Manciet Sonets

I, xiv

Et si demain le jour semblable aux autres jours
Si la pierre ne fend comme de gel frappée
si du tombeau les morts n’allaient pas se lever
pour accuser le ciel de son effondrement

si les astres allaient leur tournoyer poursuivre
si champs et prés, si tout reste silencieux,
si je meurs sans que rien au monde s’en soucie
et si je n’allais pas enfin ressuciter ?

Tu l’as pensé, mon Dieu, mon misérable Dieu,
dis-moi, dans le jardin des oliviers, un soir
étais-tu bien certain de ta divinité ?

Mais nous, vois-tu, nous en avons la certitude,
et nous te tenons tête, et toi, si bien tu l’oses,
Obscurcis-nous l’esprit, obscurci-nous la foi.

bl

L’aube sur le cratère allume un reflet d’or. — 1992 (7)

Henri Bellaunay Petite anthologie imaginaire de la poésie française

Les romains de la décadence

L’aube sur le cratère allume un reflet d’or.
La nuit en s’enfuyant a foudroyé l’orgie.
Le délectable loir, l’huître de Batavie,
Sur la pourpre de Tyr se confondent aux corps.

Aux cassollettes, seuls, s’exaspèrent encor,
Les parfums énervants de la perverse Asie.
Où reluit du plaisr la stridente furie
Tombe un silence épais qui ressemble à la mort.

La Vestale, ravie à sa grave retraite,
Pleure inlassablement sa pureté défaite
Sur la dalle où le stupre a souillé le Carrare.

Ils gisent, engloutis dans un glauque sommeil,
Et ne peuvent pas voir, offusquant le soleil,
L’ombre démesurée et noire du Barbare.

(José-Maria de Heredia)

T15 – Q15

On voit parfois des choses tristes dans la vie. — 1992 (6)

Henri Bellaunay Petite anthologie imaginaire de la poésie française

Le cygne

On voit parfois des choses tristes dans la vie.
J’étais allé me promener, avec un livre,
Sur les bords de l’étang éblouissant de givre,
Quand s’offrit à mes yeux la scène que voici.

Loin du rivage sûr, un cygne peu prudent,
S’étant laissé saisir par la cruelle glace,
Agitait, de façon hélas inefficace,
Ses pauvres ailes de captif, éperdument.

J’aurais bien essayé de lui porter secours,
Mais c’était fort risqué: je suis beaucoup trop lourd.
Je partis donc, le coeur rempli d’affliction

Et je rentrai chez moi, pensif, en me disant
Que rien n’arrive aussi vite qu’un accident,
Et qu’on ne prend jamais trop de précautions.

(François Coppée)

Q63 – T15  – Remarque: cet excellent pastiche a malgré tout quelque défaut formel: Coppée ne ferait jamais rimer ‘vie’, mot féminin, avec ‘voici’, mot masculin (ajoutons qu’il n’y a pas à cette rime de ‘consonne d’appui’). D’autre part les rimes des tercets sont toutes masculines et la ‘règle de l’alternance’ est violée (Verlaine aurait pu le faire, mais pas Coppée).

Au vif désir de pénétrer — 1992 (5)

Henri Bellaunay Petite anthologie imaginaire de la poésie française

Plusieurs sonnets, III

Au vif désir de pénétrer
En une terre tendre et trouble
Peut certaine absence obvier
(Et de la lourde croupe double)

Plus vierge qu’une vergue bas
Plongeante avec la caravelle
Ou les insuffisants émois
D’un oiseau aux trop grêles ailes

Il regardait sévèrement
Comme d’une qui a failli
Le tenace assoupissement
De quelque mandore abolie

Qui ne l’avait su mener qu’au
Si pâle soupir du fiasco
(Mallarmé)

shmall – octo

La pie a marqué la neige, craché l’orange. — 1992 (3)

Robert Marteau Liturgie

(La Pie, par Claude Monet)

La pie a marqué la neige, craché l’orange.
Sur son barreau de robinier, elle se tient
Parmi les pommiers noirs. Une lumière étrange,
Comme lampe en la mer qui palpite et retient
Sa flamme, jette au jour un léger corail, frange
Déchirée enclose en sa nacre qui contient
Et répand l’orient rose et gris sur la grange
Adossée au ciel dont la cendre n’appartient
Au feu expiré de nul autre combustible
Que l’hiver viride du lierre et du gui
Qu’on écrase du doigt en gel incomestible
Sauf pour l’oiseau peut-être et le dieu déchu qui
N’ose s’approcher des seuils, rôde, incompatible
Avec la braise, en aucun lieu n’ayant d’abri

Q08 – T20 – sns

Je suis ce fortuné qu’une clé bienheureuse — 1992 (2)

Jean Malaplate Shakespeare sonnets


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Je suis ce fortuné qu’une clé bienheureuse
Introduit au trésor caché de son désir,
Mais qui retient longtemps son humeur curieuse
Pour n’émousser la pointe à son rare désir.

Les fêtes sont ainsi rares et solennelles
N’étant que peu de jours sur la chaîne de l’an
Comme pierres de prix qu’on ne va prodiguant,
Ou dessus le collier les perles les plus belles.

Le temps qui vous enferme est aussi mon coffret,
Ou bien le cabinet où la robe demeure,
Afin de rehausser le faste de cette heure

Qui verra son éclat, longtemps tenu secret.
Oh! béni soyez-vous, dont le mérite immense,
Présent donne triomphe, absent donne espérance.

Q60 – T30 – disp: 4+4+4+2 – tr

Toute douceur contient une part d’amertume — 1992 (1)

Jacques Réda Nouveau livre des reconnaissances


Au maître

Toute douceur contient une part d’amertume
Et le moindre abandon penche vers un danger.
L’amour seul est parfait mais il est mensonger,
Où chaque instant vêcu semble déjà posthume.

Et c’est à quoi jamais le coeur ne s’accoutume
Faudrait-il pour autant gémir ou s’insurger?
Passer, réglant son pas sur un mètre léger
Entre le ciel trop pur et le sombre bitume.

Tout au fond d’une chambre en été – noir et blanc
Où palpite un rayon fauve – mais  en tremblant
Un peu, tu reconnais parfois dans ta mémoire

L’image d’une femme: elle tire ses bas
Et l’on entend fermer la porte d’une armoire,
Tant (pour la rime aussi) vous parliez bas.

Q15 – T14 – banv

par Jacques Roubaud