Oui, mon aimé cousin, oui, mon digne homonyme, — 1861 (10)

Prosper Delamare Petites comédies par la poste

Paquet de sonnets, V

Oui, mon aimé cousin, oui, mon digne homonyme,
J’aime un cercle d’amis, où la gaîté s’anime,
Unanime.
C’est fort bien de gémir sur les divers fléaux ;

Mais le cœur brille aussi dans l’hilarité franche !
Nos yeux ne sont-ils donc qu’hydrauliques tuyaux ?
Voilons-nous vendredi ! mais rayonnons, dimanche !
A qui veut tout savoir je laisse le chaos ;

L’enfer au chant épique ; au grenier l’arme blanche ;
Que l’intrigant, front bas, chemine aux emplois hauts ;
Qui d’écus ou d’honneurs a soif vive, l’étanche !

Ma gloire à moi serait que mon verbe sans frein
Vous mît, chers compagnons, à mon joyeux lutrin,
Tous en train !

TQQT 2m : v3,14 :3s

Ne soyons pas honteux de voir nos pleurs descendre — 1861 (9)

José-Marie de Heredia in Revue d’histoire littéraire de la France (1997 )

Amour immortel

Ne soyons pas honteux de voir nos pleurs descendre
Quand de nos souvenirs nous remuons les cendres ;
Laissons vers l’amitié s’élancer de nos cœurs
Les joyeux chants d’amour et les cris de douleur.

L’Amour est immortel ; comme la salamandre
Il se nourrit de feu ; ses subtiles ardeurs
Nous paraissent mourir pour aussitôt reprendre
Vigueur, comme l’acier, sous l’eau vive des pleurs.

Oh ! laissons-nous aimer, laissons brûler notre âme
A l’éternel foyer de l’amour infini !
Il ne faut pas tenter de profaner sa flamme.

Ne rougissons jamais du premier nom de femme
Qui nous a fait tembler, que nous avons bêni ;
Car il reste le Dieu, quand l’amour est fini.

Q3  T18

Tout homme digne de ce nom — 1861 (8)

Baudelaire in Revue Européenne

L’avertisseur

Tout homme digne de ce nom
A dans le cœur un serpent jaune,
Installé comme sur un trône,
Qui, s’il dit « Je veux ! » répond « Non ! »

Plonge tes yeux dans les yeux fixes
Des Satyresses ou des Nixes,
La Dent dit : « Pense à ton devoir ! »

Fais des enfants, plante des arbres,
Polis des vers, sculpte des marbres,
La Dent dit « Vivras-tu ce soir ? »

Quoiqu’il ébauche ou qu’il espère,
L’homme ne vit pas un moment
Sans subir l’avertissement
De l’insupportable Vipère.

abba ccd eed a’b’b’a’= QTTQ (tercets enchassés dans les quatrains)  – octo

Pour chanter la Gloire éternelle, — 1861 (7)

Victor Fleury Les échos

Soeur charité

Pour chanter la Gloire éternelle,
Prendre part aux divins concerts,
Votre soeur vous appelle-t-elle
Du parvis des cieux entr’ouverts?

Que pour rejoindre ma Fauvette,
Vous fuyez, méchants déserteurs,
Sans qu’aucun de vous ne regrette
Et prenne pitié de mes pleurs?

Partez donc, ingrats que vous êtes
Vous dont les chants m’étaient des fêtes
Qui vêcutes de mes amours:

Envolez-vous auprès de Anges,
Moi, je suis condamnée aux fanges
Qui souillent notre humain séjour!

Q32 – T15   octo

Autour d’une église aux voutes teintées, — 1861 (6)

Médéric Charot Ma première gerbe

Mon village

Autour d’une église aux voutes teintées,
Parmi les sillons verdoyants d’épis,
Cinquante maisons sans ordre jetées
Comme un tas de dés sur un vert tapis;

Deux routes de jour assez fréquentées,
Des arbres nombreux, un ciel de lapis,
Un ruisseau bordé de fleurs enchantées,
Trois ou quatre ponts sur l’onde accroupis;

Un petit bassin pour la lavandière,
Un grand abreuvoir couvert de roseaux,
Derrière un long mur un vert cimetière:

– Voilà mon village et mon âme entière.
Tant que tourneront pour moi les fuseaux
Qu’Atropos arrête avec ses ciseaux!

Q8 – T18 – tara

Connais-tu la raison pour laquelle je t’aime? — 1861 (5)

Léon Cladel Poésies

5

Connais-tu  la raison pour laquelle je t’aime?
C’est ton amour savante et ton charme érudit,
C’est dans la Volupté ton élégant système…
C’est ta caresse artiste enfin qui m’engourdit.

Nulle pour varier le monotone thème
Du plaisir n’est pareille à toi, je te l’ai dit;
Tes pleurs tombent sur moi comme l’eau d’un baptème,
Tes pleurs que le calcul appelle, ange maudit!

Rythmique, enlace-moi, nonchalante et rythmique;
En ton moelleux dandysme exempt de passion,
Mesure le regard, l’haleine balsamique,

La parole, le geste et l’ondulation:
Voluptueuse avec préméditation,
Tu parais délirante étant mathématique!

Q8 – T21

par Jacques Roubaud