La tribu prophétique aux prunelles ardentes — 1857 (10)

Baudelaire Les fleurs du mal

Bohémiens en voyage

La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mis en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson;
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler de rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.

Q15 – T15


J’ai longtemps habité sous de vastes portiques — 1857 (9)

Baudelaire Les fleurs du mal

La vie antérieure

J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.

Q48 – T30

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, — 1857 (8)

Baudelaire Les fleurs du mal

L’ennemi

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé ça et là par de brillants éclairs,
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.

Voilà que j’ai touché l’automne des idées,
Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique élément qui ferait leur vigueur?

– O douleur! ô douleur, le Temps mange la vie,
Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie!

Q59 – T14

O muse de mon coeur, amante des palais, — 1857 (7)

Baudelaire Les fleurs du mal

La muse vénale

O muse de mon coeur, amante des palais,
Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?

Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées
Aux nocturnes rayons qui percent les volets?
Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,
Récolteras-tu l’or des voûtes azurées?

Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de choeur, jouer de l’encensoir,
Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère,

Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas
Et ton rire trempé de pleurs qu’on ne voit pas,
Pour faire épanouir la rate du vulgaire.

Q16 – T15

Ma pauvre muse, hélas! qu’as-tu donc ce matin? — 1857 (6)

Baudelaire Les fleurs du mal

La muse malade

Ma pauvre muse, hélas! qu’as-tu donc ce matin?
Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,
Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint
La folie et l’horreur, froides et taciturnes.

Le succube verdâtre et le rose lutin
T’ont-ils versé la peur et l’amour dans leurs urnes?
Le cauchemar, d’un poing despotique et mutin,
T’a-t-il noyée au fond d’un fabuleux Minturnes?

Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé
Ton sein de pensers forts fut toujours fréquenté,
Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques

Comme les sons nombreux des syllabes antiques,
Où règnent tour à tour le père des chansons,
Phoebus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.

Q8 – T13

La nature est un temple où de vivants pilliers — 1857 (5)

Baudelaire Les fleurs du mal (1ère ed.)

Correspondances

La nature est un temple où de vivants pilliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

Q63 – T23

Je suis comme le riche qu’une clef enchantée — 1857 (4)

Shakespeare trad François-Victor Hugo

sonnet 52

Je suis comme le riche qu’une clef enchantée peut mettre en présence du doux trésor qu’il cache, et qui ne veut pas le contempler à toute heure de peur d’émousser le piquant aiguillon du plaisir rare.

De même les fêtes sont d’autant plus solennelles et recherchées qu’elles sont mises dans l’étendue de l’année à de lointains intervalles; elles sont espacées comme des pierres précieuses, ou comme les joyaux à effet dans un collier.

Ainsi le temps où je vous possède est ma cassette, à moi: il est la garde-robe où est cachée ma robe d’apparat, et je réserve pour quelque instant spécial le spécial bonheur

De dévoiler à nouveau ces splendeurs emprisonnées. Vous êtes béni, vous dont la perfection donne la joie à qui vous a, et l’espérance à qui ne vous a plus.

pr – sh52  ‘So am I as the rich whose blessed key … »

Eve perdit l’aïeul de la grande famille, — 1857 (3)

Charles de Nugent Souvenirs d’un voyageur

La femme
sonnet à Amédée de Bejarry

Eve perdit l’aïeul de la grande famille,
Et pour nous perdre encor, d’Eve on voit chaque fille
Qui se fait courtiser, qui sourit, qui babille,
Qui s’habille et se déshabille.

Que de charmes elle a du front à la cheville!
Mais de tant de beautés la perfide qui brille,
Dans la main qui la tient glisse comme une anguille,
Et ne craint ni verrou ni grille.

Le jaloux dont le coeur de noirs tourments fourmille
Loûtrerait(?) vainement au fond d’une bastille
La coquette dont l’oeil pétille.

Que de bure ou de soie elle ait une mantille,
Toute femme sait coudre, et de fil en aiguille
Est sujette à la peccadille.

aaaa aaaa aaa aaa – 2m (octo: v.4, v.8, v.11, v.14)  – sonnet, on le voit, monorime

Comme le sage Horace et le bon La Fontaine, — 1857 (2)

Joseph PétasseLe Collier de perles sonnets –

Pourquoi la forme du sonnet

Comme le sage Horace et le bon La Fontaine,
J’aime les courts récits, j’ai peur des longs travaux;
Mon pied aime à fouler les gazons de la plaine
Et trébuche en montant les rapides coteaux.

Bien mince est mon bagage et courte mon haleine.
Je ne saurais suffire à ces drames nouveaux
Où l’auteur haletant, péniblement promène
Le lecteur fatigué de ses sombres tableaux.

Mais graver sa pensée ou riante ou sévère
Dans un cadre imposé qui la borne et l’enserre,
Avec un horizon bien défini, bien net,

C’est un travail que j’aime, où ma muse est à l’aise,
Où mon coeur agité se délasse et l’apaise.
C’est pourquoi j’ai choisi la forme du sonnet.

Q8 – T15 – s sur s – bi Le grand sonettiste Pétasse répartit ses soixante-dix sonnets en ‘diseaux’. Chaque ‘diseau’ contient dix sonnets.

Suivi des souvenirs de ma normande plage, — 1857 (1)

Alexandre Cosnard in La Muse des familles

Fleurs hâtives

Suivi des souvenirs de ma normande plage,
Parfois, portant mes pas et ma tristesse ailleurs,
Je rencontre un pommier tout jeune et tout en fleurs,
Quoique de bois chétif et presque sans feuillage:

Je rencontre un enfant, parmi ceux du village,
Qui semble, à son maintien, n’être pas un des leurs …
Pauvre ange aux grands yeux bleus, aux fiévreuses couleurs,
Grave et pensant raison si longtemps avant l’âge!

Les gens de ce pays sont pleins d’espoir alors:
L’enfant et le jeune arbre aux précoces trésors,
On les fête à l’envi, mais moi, mon coeur se serre;

Car, pour l’arbre et l’enfant, ma mère avait chez nous
Un triste adage appris par moi sur ses genoux,
C’est: « Croître de souffrance et fleurir de misère! »

Q15 – T15 -bi

par Jacques Roubaud