Ah! S’il est ici-bas un aspect douloureux, — 1833 (2)

Auguste BarbierIl Pianto

Mazaccio

Ah! S’il est ici-bas un aspect douloureux,
Un tableau déchirant pour un coeur magnanime,
C’est ce peuple divin que le chagrin décime,
C’est le pâle troupeau des talens malheureux.

C’est toi, Mazaccio, jeune homme aux longs cheveux,
De la bonne Florence enfant cher, et sublime;
Peintre des premiers temps, c’est ton air de victime
Et ta bouche entr’ouverte et tes sombres yeux bleus ….

Hélas! la mort te prit les deux mains sur la toile;
Et du beau ciel de l’art, jeune et brillante étoile,
Astre si haut monté, mais si vite abattu,

Le souffle du poison ternit ta belle flamme,
Comme si tôt ou tard, pour délivrer ton âme,
Le venin du génie eût été sa vertu.

Q15 – T15

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère: — 1833 (1)

Félix ArversMes heures perdues

Sonnet imité de l’italien

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère:
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.

Hélas! j’aurai passé près d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, & pourtant solitaire,
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite, sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas;

A l’austère devoir pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle:
« Quelle est donc cette femme? » et ne comprendra pas.

Q10 – T15 – arv

Le fameux ‘sonnet d’Arvers’ commence ici sa carrière. Il a bien failli passer inaperçu, le pauvre. Personne ne le remarque à l’époque. Une bonne vingtaine d’années ont été nécessaires pour qu’il s’impose comme un des sonnets (et même poèmes) les plus souvent cités du dix-neuvième siècle (du vingtième finissant même: une recherche sur le net débusque d’innombrables références en un grand nombre de langues; la plupart n’étant dues, à vrai dire, qu’au fait de sa mise en chanson par Serge Gainsbourg).

Louis AigoinNotice sur Félix Arvers et variations sur les rimes de son sonnet, (1897), cite Banville (1878): ‘ce petit poème exquis, achevé, que citent toutes les Anthologies, qui est dans toutes les mémoires, qui pour vivre n’avait pas besoin de l’imprimerie, et qui a été appelé excellement, par un usage qui a prévalu: le Sonnet d’Arvers. « . Il évoque ensuite la question posée à l’époque de la redécouverte du sonnet. « On s’est demandé s’il était vraiment ‘imité de l’italien’ « . On n’a pas trouvé le modèle italien prétendu. Alors?  » Arvers a voulu, dans le milieu où était né le sonnet, dissimuler sa passion, écarter les soupçons, et éviter de compromettre une jeune femme récemment mariée. C’était mettre le comble à une délicatesse de sentiment dont le sonnet lui-même est la preuve irrécusable.  » Une seconde question se pose:  » .. le point de savoir si le sonnet d’Arvers est l’expression d’un amour réellement ressenti. Mais le doute est-il possible? En le lisant n’entend-on pas s’exhaler la plainte de l’amant méconnu? N’entend-on pas un cri de douleur sortir de son coeur déchiré? Et c’est à ces accents si vrais qu’est dû tout le succès du petit poème ».

Il ne reste plus qu’à découvrir la femme.  » Les chercheurs ont prononcé deux noms: madame Victor Hugo, et Mademoiselle Marie Nodier; devenue madame Mennessier (auteur du sonnet 4 ci-dessous)… On est allé jusqu’à prétendre que le sonnet, signé d’Arvers, était sorti de la plume de Sainte-Beuve, le grand critique follement épris de la femme du grand poète. Nous pouvons affirmer qu’il s’agit de l’autre  » . (Monsieur Aigoin aurait eu des témoins).

incise 1832

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En 1832 comme en 1831 les sonnets sont encore fort rares; on les trouve principalement dans des revues. Un petit traité de versification, paru cette année-là, exprime assez bien ce qui est encore le sentiment général à propos du sonnet: J.M.M. Saugeon Théorie analytique de la versification française:  » Comme personne ne s’avise plus de faire ni sonnets* ni rondeau, on me dispensera d’en parler. Dans aucun des traités de versification qui suivent les grammaires ou précèdent les dictionnaires, on n’a oublié le sonnet. Ce poëme, composé de deux stances de quatre vers, et de deux autres stances de trois, ne pouvant être harmonieux, c’était un tour de force très fatigant pour l’auteur & pour le lecteur.  »

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« Oh ! me changent les Dieux en odorante rose ! » — 1832 (8)

Polydore Bounin Poésies et poèmes

SONNET
Change me, some God, into that breathing Rose !
Wordsworth

« Oh ! me changent les Dieux en odorante rose ! »
Soupire en son caprice un fol adolescent,
Et son œil porte envie au bouton languissant
Qui sur le sein d’Emma suavement repose ;

Ou bien il est jaloux d’un jeune oiseau qui glose
En sa cage auprès d’elle ; ou bien, gazon naissant,
Il aimerait céder à son pied caressant :
Mais celui-là veut trop qui veut pareille chose.

Il en est dont le cœur est calme en ses désirs,
Et qui sauraient borner ici-bas leurs plaisirs
A vivre, simple fleur au vallon négligée,

Herbe éclose à l’abri d’un épineux buisson,
Ou libre roitelet mariant sa chanson
Au doux gazouillement d’une source ombragée.

Q15  T15

D’Hébé, jeune et vive, la fraicheur éclatante — 1832 (7)

– Jeannet Desjardins Mes souvenirs d’Angleterre

XIV – Hébé

D’Hébé, jeune et vive, la fraicheur éclatante
Eclipse les roses mêlées à ses cheveux ;
L’émail éblouissant de sa robe flottante
Est moins resplendissant que l’éclat de ses yeux.
Un jour en versant dans la coupe fumante
Le nectar qu’à longs traits savourent tous les dieux,
Elle glisse, chancelle, et tombe dans les cieux.
Combien les déesses, jalouses de ses charmes,
Goûtèrent de plaisirs à la vue de ses larmes !
La seule qui fut triste est mère de l’amour !
L’immortelle assemblée la bannit sans retour,
Donnant à Ganymède aussitôt son office,
Et son petit faux pas causa ce grand supplice.

Métrique très irrégulière. 13v !

Sommeil, fils du Silence et père du Repos, — 1832 (6)

– Jeannet Desjardins Mes souvenirs d’Angleterre

XVI – Sonnet imité de Drummond

Sommeil, fils du Silence et père du Repos,
La Paix, née de ton sein, se répand sur la terre ;
Les bergers et les rois devant toi sont égaux,
C’est toi qui des humains consoles la misère !
L’être qui respirait dans l’oubli de ses maux
Sent sous ta baguette se fermer sa paupière :
Tu refuses sur moi d’épancher ces pavots
Que tu verses sur tous d’une aile tutélaire.
Daigne étendre ta main qui sécha tous les pleurs,
J’implore ta puissance, accablé de douleurs,
Ah, viens, viens de mon cœur dissiper les alarmes !
Dieu puissant, quels qu’ils soient, dispense tes bienfaits !
Plutôt que de vivre sans connaître tes charmes,
Si tu m’offrais la mort je baiserais tes traits !

Q8  T14  sns  tr

adaptation du sonnet ‘ Sleep, silence’ child, sweet father of soft rest’.

Métrique incertaine : des ‘e muets’ à la césure aux vers 6 et 13

Oh ! que j’aime à m’asseoir au sein d’un frais vallon, — 1832 (5)

– Joseph Bard Les mélancoliques

L’aurore

Oh ! que j’aime à m’asseoir au sein d’un frais vallon,
Quand le crêpe des nuits a fait place à l’aurore !
Que j’aime à respirer sur un lit de gazon
Qu’abritent le mélèse et l’épais sycomore.

Là, les nuages d’or diaprent l’horizon,
Comme un voile du Dieu que l’univers adore,
Ici le roc altier blanchi par l’aquilon
De la pourpre du jour lentement se colore.

Je vois sur le grand lac les cygnes éveillés
Tendre leur col d’albâtre à des bords émaillés,
Ou mêler à l’azur le duvet de leurs ailes ;

Plus loin, la basilique aux gothiques cerceaux
Reflétant le soleil dans ses rouges vitraux
Briller comme un fanal des rives éternelles.

Q8  T15

Quand la pêche a rempli sa hotte et ses filets, — 1832 (4)

Fulgence Girard Keepsake breton

Spleen

Quand la pêche a rempli sa hotte et ses filets,
Le mareyeur lassé regagne le rivage,
Fait sécher au soleil sa seine sur la plage,
Et puis, en attendant le soir, s’endort auprès.

Une fois qu’il arrive au terme de sa course,
Sans attendre en marchant la chute de la nuit,
Le voyageur s’arrête, et dans l’eau d’une source,
Délasse, en les lavant, ses pieds, … et tout est dit.

Je les imite moi: que m’importe si l’ombre
Sur ma tête inclinée étend son crêpe sombre,
Ou si dans son midi mon soleil luit aux cieux?

Comme eux, j’ai parcouru la traite de la vie,
J’ai souffert, j’ai pleuré: ma tâche est accomplie;
Mon salaire est gagné; je veux dormir comme eux.

Q62 – T 15

Les rimes du deuxième quatrain sont ici différentes de celles du premier, normalement embrassées: abba  a’b’a’b’ . Exemple de violation de ce que Gautier (par exemple) désigne comme ‘règle de la quadruple rime’ (chaque rime des quatrains doit y figurer quatre fois). Contrairement aux affirmations péremptoires de mr Graham Robb, ce n’est nullement Baudelaire qui a introduit le sonnet ‘libertin’ dans la poésie française du 19ème siècle

v.3 : ‘seine’ –Terme de pêche. Sorte de filet qu’on traîne sur les grèves. ; il a souvent un sac dans son milieu. (d’après HN : Héloïse Neefs : les disparus du Littré)

Silence. Taisez-vous, éternels discoureurs! — 1832 (3)

A. Mathieu dans l’Almanach des Muses

Sonnet.
Belgique, 29 février 1831

Silence. Taisez-vous, éternels discoureurs!
Comment sonder le fond de cet abîme immense?
Si la guerre civile en un état commence,
Qui peut marquer son terme et prévoir ses horreurs?

Mais quand un peuple entier bondit comme en démence
Quand hurlent des combats les cris avant-coureurs
Heureux qui des vertus conservant la semence,
Reste pur, comme avant, des coupables erreurs!

Sans parti jusqu’ici dans ces partis extrêmes,
Toujours, ô mes amis! Cloîtrons-nous en nous-mêmes;
Marchons enveloppés dans un même manteau.

Pour ce duel effrayant que le sort nous apprête,
Qu’importe, si la mort a marqué notre tête,
Que le brave ait un glaive et le lâche un couteau?

Q17 – T15

synérèse de ‘duel’ (v.12)

Blâmeras-tu, Philis, l’audace de ces vers … — 1832 (2)

Léger Noël Mes premières amours

A Philis

Blâmeras-tu, Philis, l’audace de ces vers …
Tu peux les lire, au moins, sans que ton front rougisse.
Je ne viens point pleurer sur un bien que je perds;
Et ton bonheur m’arrache un cruel sacrifice.

Quoiqu’en proie à l’amour, et captif dans tes fers,
Ne crains plus que mon coeur t’expose mon supplice;
Si de mes maux encor il faut que je gémisse,
Mes larmes couleront dans l’ombre des déserts.

J’ose te demander ton immortel suffrage.
Tu me tins lieu de muse; Amour fut l’Apollon
Qui conduisait mes pas dans le sacré vallon,

Sur les bords d’Hippocrene, au pied de l’Hélicon,
Tu m’inspiras ces vers; et je t’en dois l’hommage;
Daigne d’un doux sourire accueillir ton ouvrage.

Q9 – T31

par Jacques Roubaud