Dans la création, tout est harmonieux, — 1829 (2)

Ernest Fouinet mis dans l’exemplaire des Oeuvres de Ronsard offert à Victor Hugo à l’occasion de son mariage

A deux heureux

Dans la création, tout est harmonieux,
Comme l’ordre éternel d’où jaillirent les mondes.
Sur de tendres yeux bleus tombent des tresses blondes;
De vastes rayons d’or voilent l’azur des Cieux.

Les chants de la Provence, aux soleils radieux,
Sont pour les jeux, le rire et les joyeuses rondes.
Les forêts de Bretagne, obscurités profondes,
Sont pour l’isolement aux rêves soucieux.

Une femme penchée embrassant une harpe,
Déployant mollement son bras comme une écharpe,
C’est un groupe suave, une harmonie encor:

Mais la beauté, la grâce alliée au génie,
La colombe de l’aigle accompagnant l’essor,
C’est l’accord le plus beau: c’est là votre harmonie.

Q15 – T14 – banv

Mort, qu’es-tu? réponds-moi. L’âme vile et coupable — 1829 (1)

Nestor de Lamarque in Auguste Amic: Les méridionales

Sur la Mort

Mort, qu’es-tu? réponds-moi. L’âme vile et coupable
Se trouble à ton seul nom, s’alarme à tes assauts;
Tu montres au tyran le bras inexorable,
Qui du monde, à son tour, vient briser les fléaux.

Mais l’homme infortuné, que sans espoir accable
Le poids de la misère et de ses durs travaux,
Sourit au sombre aspect de l’heure inévitable,
Expire, et dans ton sein dépose tous ses maux.

Dans les champs périlleux qu’illustre son audace,
Le guerrier intrépide affronte la menace;
Le sage sait attendre, et te voit sans terreurs …

De nos biens, de nos maux, achève la mesure,
O mort, change à ton gré de forme et de figure,
Fantôme revêtu de nos vaines erreurs.

Q8 – T15

incise: 1828 (1)

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Les cinq sonnets de cette année 1828 offrent une variété significative des changements qui se préparent. Pierquin de Gembloux (5) comme, plusieurs de ces prédécesseurs, traduit; ou plutôt adapte, fort librement, Camoëns. Casimir Delavigne (1) place l’unique sonnet de sa production (?) dans une pièce de théâtre, distribuant les vers (de longueur inégale) entre deux personnages, et l’interrompant d’une réplique en prose. Charles Nodier (4) n’emploie que deux rimes dans le sien. On le lui a reproché souvent. Par exemple, en 1870, Paul Gaudin:  » l’effet du rythme (du sonnet – JR) est d’autant plus vif que le contraste est plus complet entre la monotonie des stances initiales et les variété des sons aux six derniers vers. D’après quelque ordre régulier, quelque dessin qu’en ces six vers les rimes se succèdent, si l’oreille n’y entend que deux sons, comme elle n’a entendu que deux sons dans les quatrains, soyez sûr que le charme diminue de moitié ». Le sonnet de Nodier avait été écrit dans l’album du romantique Emile Deschamps (2) Etudes françaises et étrangères Le frère de celui-ci Antoni, en y plaça un autre (3). (ach)  ce sonnet, le plus célèbre d’Antoni Deschamps a été écrit dans la clinique du Dr Esprit Blanche. Il symbolise sa réaction à sa maladie mentale dans le langage de l’époque, tout comme les Chimères .
On voit qu’à ce moment déjà, le cercle des Romantiques commence à s’intéresser au sonnet, alors que Sainte-Beuve n’est pas entré encore dans la danse (en tout cas publiquement). Incité par l’Académie à se plonger dans la poésie du 16ème, Sainte-Beuve avait publié, en 1827 et en plusieurs livraisons de la revue Le Globe, le résultat de ses réflexions sur le sujet. Il en fait, en 1828, un livre, Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au 16ème siècle, qu’il accompagne d’un volume d’Oeuvres choisies de Ronsard. Son jugement, à l’époque, est dans l’ensemble défavorable. Et, comme le remarque fort justement Rachel Killick, ‘les quelques références directes au sonnet semblent particulièrement peu propices à attirer l’attention d’un poète des années 1820’. Il écrit par exemple (à sa manière péremptoire et bavarde): ‘Il faut l’avouer à notre honte, sauf un certain nombre de jolies pièces qui frappent au premier coup d’oeil, toutes ces centaines d’odes et de sonnets nous semblent d’un caractère assez uniforme, et si l’on n’y revenait à diverses reprises, si surtout l’on n’était soutenu ou redressé par les témoignages qu’ont laissés les contemporains, on aurait peine à départir à chaque auteur avec quelque précision et quelque justesse les traits qui les distinguent entre tous. L’invention, en effet, sur laquelle il est toujours aisé de se prononcer, même à travers la distance du temps et la différence des langues, n’a presque rien d’original chez Ronsard et ses amis; ce n’est d’ordinaire qu’une copie plus ou moins vive ou pâle des Grecs, des latins, des Italiens ». Tous les sonnets, en somme, sont indistinguables, comme les anglaises sont rousses et les chinois de la Chine contemporaine des fourmis vêtues de bleu. Le sonnet ne lui paraît pas supérieur aux formes poétiques héritées du Moyen âge et méprisées superbement par Du Bellay dans un passage fameux de sa Deffense et Illustration de la Langue françoise(1548). « Du Bellay se fâche hors de propos contre les rondeaux et ballades, dont la vogue était déjà passée; … ces innocents poèmes, quoiqu’un peu vieillis, méritaient de sa part moins de mauvaise humeur; ils ne corrompaient aucunement la langue, et, en fait d’épiceries, le sonnet à l’italienne et les épigrammes à la Martial pouvaient compter pour bien davantage. « . On est donc légèrement surpris de le voir, presque au même moment, se mettre à composer des sonnets (on connait mal les dates de ces compositions, mais l’un au moins, le fameux sonnet à Ronsard (1829,4), date probablement d’avant mars 1828).

Près émaillés de fleurs, champs qu’arrose le Tage, — 1828 (5)

Pierquin de Gembloux Poésies nouvelles

Adieux du Camoëns

Près émaillés de fleurs, champs qu’arrose le Tage,
En répandant partout la vie et les plaisirs,
Ne vous verrai-je plus que dans mes souvenirs,
Bois charmans, frais gazons, témoins de mon jeune âge!

J’ignore si long-temps la fortune volage
Loin de vos heureux bords retiendra mes soupirs,
Quand vous serez rendus à mes brûlans désirs,
Et quand je reverrai ce paternel rivage!

Mais puisqu’ainsi l’ordonne un destin trop jaloux,
En éternels soucis je vais changer mes goûts;
A ce coeur qui vous aime il faut mettre des chaînes;

La voile est prête: on part: adieu, sol des héros!
Sur de nouveaux autels je vais porter mes peines,
Et mes larmes sans prix vont troubler d’autres eaux!

Q15 – T14 – banv

Mon nom parmi leurs noms! Y pouvez-vous songer? — 1828 (4)

–  Charles Nodier in Album d’Emile Deschamps

Mon nom parmi leurs noms! Y pouvez-vous songer?
Et vous ne craignez pas que tout le monde en glose?
C’est suspendre la nèfle aux bras de l’oranger,
C’est marier l’hysope aux boutons de la rose.

Il est vrai qu’autrefois j’ai cadencé ma prose,
Et qu’aux règles des vers j’ai voulu la ranger;
Mais sans génie, hélas, la rime est peu de chose,
Et d’un art décevant j’ai connu le danger.

Vous, cédez à la loi que le talent impose;
Unissez, dans vos vers, Soumet à Béranger,
Et l’esprit qui pétille à la raison qui cause.

Volez de fleurs en fleurs, comme, dans un verger,
L’abeille qui butine et jamais ne se pose.
Ce n’est qu’en amitié qu’il ne faut pas changer.

Q8 – T20 – y=x : c=b&d=a

Depuis longtemps je suis entre deux ennemis; — 1828 (3)

Antoni Deschamps in Album d’Emile Deschamps

Depuis longtemps je suis entre deux ennemis;
L’un s’appelle la mort & l’autre la folie;
L’un m’a pris ma raison, l’autre prendra ma vie;
Et moi, sans murmurer, je suis calme et soumis.

Cependant, quand je songe à tous mes chers amis,
Quand je vois à trente ans ma jeunesse flétrie,
Comme un torrent d’été ma fontaine tarie,
J’entr’ouvre mon linceul et sur moi je gémis.

– Il repose pourtant, disent entre eux les hommes,
Et, debout comme nous sur la terre où nous sommes,
Nous survivra peut-être encor plus d’un hiver.

– Oui, comme le polype aux poissons de la mer,
Ou comme une statue, en sa pierre immortelle,
Survit à ceux de chair qui passent devant elle.

Q15 – T14 – banv

Quand le temps, grand changeur des hommes et des choses, — 1828 (2)

Emile Deschamps Etudes françaises et étrangères

Sonnet

Quand le temps, grand changeur des hommes et des choses,
Aura, sur ce beau lieu, jeté l’oubli des ans,
Quand chênes et sapins, brisés comme des roses,
Ne seront plus que cendre ou cadavres gisants;

Qui sait si, du chaos de ces métamorphoses,
Ressuscitant nos bois, aux détours séduisants,
L’histoire saura dire à nos vieux fils moroses,
Quels rois y poursuivaient sangliers et faisans?

Mais peut-être mes vers, à la race lointaine,
Diront: Elle passa deux mois à Mortfontaine,
Et ces deux mois pour nous, passèrent comme un jour;

Et c’est pourquoi les fleurs, les biches inquiètes,
Et les oiseaux chanteurs, et les amants poëtes,
Pleins du souvenir d’elle, aimaient tant ce séjour.

Q8 – T15

Modèle d’amitié pour un sujet perfide, — 1828 (1)

Casimir Delavigne
La princesse Aurélie

Acte I, sc III: Alphonse, amoureux de la princesse: « J’écrivais … Malheureux! à qui pensais-je écrire?  / A ma verve amoureuse alors rien ne coûtait; / Mon inspiration jusqu’aux vers se montait: / Oui, j’ai jusqu’aux sonnets poussé la frénésie! / Quelle flamme éloquente et quelle poésie! / Allez, si du public un beau jour ils sont lus, / De Laure et de Pétrarque on ne parlera plus. /

Acte II, Scène I

Vers composés à Nola, sur le tombeau d’Auguste

Béatrix, lisant
Modèle d’amitié pour un sujet perfide,
Sans pitié pour l’amour, ton coeur, qui pardonna
Le crime avéré de Cinna,
Punit les torts secrets d’Ovide.

Aurélie Je veux voir l’écriture
(elle lit)

Amant d’une princesse, il trahit son devoir;

Une si douce erreur est-elle si coupable?
Sans y prétendre on est aimable,
Et l’on aime sans le vouloir.

Béatrix C’est bien vrai

Aurélie
Loin, bien loin du beau ciel dont l’azur nous éclaire,
Il meurt, mais il avait su plaire,
Et l’amour dut le regretter.
Sur ce froid monument, où mon exil m’enchaîne,
Je consens à subir sa peine,
Mais je voudrais la mériter.

Q63 – T15 – 2m : octo:v.3,4,7,8;10,11,13,14

Du haut des cieux, un soir, je vis descendre — 1827 (3)

M.J. in L’hommage aux demoiselles

Imitation de l’italien de Pétrarque
Du haut des cieux, un soir, je vis descendre
Un ange ailé d’un aspect féminin,
Aux blonds cheveux, au regard doux et tendre,
Aux pieds légers, au sourire divin !
Seul, étonné, craignant de me méprendre,
A pas pressés je suivois mon chemin,
Lorsqu’il m’appelle, en me tendant la main.
J’approche … un lacs d’une invisible soie
Fixe mes pieds … et je deviens sa proie.
Depuis ce jour ….combien de maux soufferts !
Mon œil troublé voit partout son image,
J’aime, …. je crains, …. j’espère, …. et perds courage ;
Impatient, fatigué de mes fers,
Je veux quitter la beauté que je sers,
Et ne peux fuir un aussi doux servage.

15 v .-déca   sns  rvf

Lorsque, pensif, j’entends le doux ramage — 1827 (2)

M.M.J. in L’hommage aux demoiselles

Imitation de Pétrarque

Lorsque, pensif, j’entends le doux ramage
De Philomèle exprimant ses douleurs,
Le vent frémir au travers du feuillage,
Et le ruisseau qui baigne ce rivage
En mumurant bondir parmi les fleurs,
Mon esprit suit sa vague rêverie
Et pénétré des feux que je ressens,
Je vois, j’écoute une beauté chérie,
Qui retourna vers les cieux, sa patrie,
Et qui, de loin, répond à mes accents !
Sa voix me dit, dans un tendre langage :
« Pourquoi vouloir, au milieu de ton âge
Te consumer en stériles regrets ?
Si j’ai quitté le bocage si frais,
Si le néant a dévoré mes charmes,
Sur mon destin ne verse pas de larmes ;
Songe plutôt à mes félicités,
La mort me donne une vie immortelle,
Et quand mes yeux, de douleur attristés,
Semblaient voilés par la nuit éternelle,
Ils se rouvraient aux célestes clartés »

21 octosyllabes  rvf  sns

par Jacques Roubaud