» Ce ne sont pas des yeux, ce sont plutôt des dieux, — 1905 (11)

Georges Courteline La conversion d’Alceste

Alceste veut parler, mais déjà Oronte a tiré un papier de sa poche. … Il annonce: « Sonnet composé à la gloire de deux jeunes yeux, amoureux, dans lequel le poète, attaché à louanger comme il faut, à célébrer comme il convient, leur feu, leur mouvement, leur couleur, leur éclat, renonce à trouver, même dans le domaine du chimérique, une image digne de leur être opposée.  »

Il lit:

 » Ce ne sont pas des yeux, ce sont plutôt des dieux,
Ayant dessus les rois la puissance absolue.
Des dieux? … Non! Des cieux plutôt, par leur couleur de nue
Et leur mouvement prompt comme celui des cieux

Des cieux? … Non!…Deux soleils nous offusquant la vue
De leurs rayons brillants clairement radieux! …
Soleils? … Non! … mais éclairs de puissance inconnue,
Des foudres de l’amour, signes présagieux …

Car s’ils étaient des dieux, feraient-ils tant de mal?
Si des cieux, ils auraient leur mouvement égal!
Des soleils? … Ne se peut! Le soleil est unique.

Des éclairs alors! … Non … car ces yeux sont trop clairs!
Toutefois, je les nomme, afin que tout s’explique:
Des yeux, des dieux, des cieux, des soleils, des éclairs!  »

Q17 – T14

Dans le bois trépidant d’étésienne force, — 1905 (10)

Willy Anches et embouchures

La flûte de Pan

Dans le bois trépidant d’étésienne force,
Le chêne millénaire étend ses verts arceaux,
Et sous l’ombrage illustre où paissent les pourceaux,
Pan s’arrête et s’appuie à la rugueuse écorce.

Cornu, la barbe d’or, drue et longue, le torse
Epais et ceint des fleurs écloses sur les eaux,
La bouche humide, il fait chanter les sept roseaux
En battant la mesure avec sa jambe torse.

De nymphes, brusquement, le site s’éblouit:
L’une est si blanche et si blonde qu’elle éblouit;
Une autre est brune, et c’est entre elles une lutte

Emouvante à ce point que, de les voir, le dieu
Se trouble et ne sait plus si ses lèvres en feu
S’éperdent en baisers ou soufflent dans la flûte.

Q15 -T15 (TLF) étésien : Vents étésiens. Vents qui soufflent du Nord pendant l’été sur la Méditerranée

 » De Léon Dierx à Jean Moréas, de Heredia à Fernand Mazade, tous nos poètes, madame Rosemonde Gérard et la Comtesse de Noailles y comprises, ont célébré la flûte de Pan. En revanche, elle est tenue en suspicion dans le monde des bookmakers, à cause de l’irrégularité de ses tuyaux. « 

Nuit splendide, nuit de printemps et de gala, — 1905 (9)

Willy Anches et embouchures

Le tambour de basque
(Les basques l’ignorent totalement. De là son nom)

Nuit splendide, nuit de printemps et de gala,
Sous les masques, des yeux brillants, qui sont illustres.
On chuchote qu’en clowns, pierrots, pêcheurs palustres,
Les Seigneurs de la Cour, le Roi même sont là.

Dans la dextre, un tambour aux grelots d’or, Lola
Danse, danse, frôlant les rideaux, les balustres;
Curieuse, elle scrute, à la clarté des lustres,
Ces fronts cachés et que, sans doute, elle troubla.

Elle halte, sourit, et troublement coquette,
Exquisément fantasque en un geste de quête,
Aguicheuse, elle tend la main vers le vieux roi.

Un instant, il tressaille et rougit sous le masque,
Mais, vite revenu de ce subtil émoi,
Il jette son anneau dans le tambour de basque.

Q15 – T14  –  banv – « …de nos jours, le tambour de basque s’est mis dans la peinture: les aquarellistes utilisent sa rondeur pour y reproduire celles de leurs jeunes maîtresses. « 

La grosse caisse est une aduste virago, — 1905 (8)

Willy Anches et embouchures

La grosse caisse

La grosse caisse est une aduste virago,
Du mangeur de ferraille épouse légitime;
Mais elle a pour amant le trombone Septime,
Noir d’avoir vu le jour aux rives du Congo.

Tous deux frappant, soufflant à tire-larigot,
Attroupent par leur bruit le public simplissime,
Et, quoique pour entrer on paie un seul décime,
La recette, à minuit, forme un joli magot.

Alors, quinquets éteints et close la baraque,
Le mari, qu’un excès de vieux clous estomaque,
Prend une dame-jeanne, et s’imbibe d’alcool.

Il s’écroule, pressant en ses bras la bonbonne;
Et, gorgée elle aussi (mais d’amour) jusqu’au col,
La grosse caisse meurt dans un coup du trombone.

Q15 – T14 – banv

Longtemps, l’aveugle (il y voit aussi bien que vous) — 1905 (7)

Willy Anches et embouchures

La clarinette

Longtemps, l’aveugle (il y voit aussi bien que vous)
Clarinetta Mignon au coin de la ruelle.
Son chien et lui, dans la posture rituelle,
Cueillaient l’heure charmante et trouvaient le jour doux.

Ironiques tous deux, la prunelle en dessous,
Pleins d’une confiance exquise et mutuelle,
Ils admiraient pleuvoir, au creux de l’écuelle,
La salive de la clarinette et les sous.

Maintenant, le caniche est mort et, sombre guigne!
Nul passant pitoyable, aucune main bénigne
Ne jette plus l’aumône à l’aveugle aux bons yeux.

Et celui-ci, jauni de disette et de bile,
Contemple, d’un regard aigu mais furieux,
Son seul mucus buccal tomber dans la sébile.

Q15 – T14 – banv

Depuis que le duc son mari — 1905 (6)

Willy Anches et embouchures

La mandoline

Depuis que le duc son mari
Est au loin parti pour la guerre,
Dona Linda ne quitte guère
Le balcon de jasmins fleuri.

Ce soir, en le parc assombri
Mais que parfois la lune éclaire,
Un mandoliniste accélère
Son libidineux pot-pourri.

Dans la pénombre intermittente,
Linda, lascive et palpitante,
Du joueur contemple les mains.

Et, soudain folle, elle s’incline,
Délirant parmi les jasmins :
« Je veux être une mandoline ».

Q15 – T14 – banv – octo

Bruit de l’homme, pas, cris, rires, appels, devant, — 1905 (5)

Paul Claudel Vers d’exil

V

Bruit de l’homme, pas, cris, rires, appels, devant,
Derrière, chants, amours, rixes, marchés, paroles!
Je te veux étouffer, ô peuple en moi mouvant!
Tais-toi, sonore esprit! Eteignez-vous, voix folles!

Bruit de la mer! Bruit de la terre! bruit du vent!
Murmure au bois profond, l’oiseau chante. Frivoles
Jours! Dors, passé! Que me veux-tu encore, enfant?
Fleur de ce monde-ci, referme  tes corolles?

Et toi aussi, tais-toi, cœur! Taisez-vous, soupir!
Le vieux murmure en moi dure et ne peut finir.
Tout s’est tu. Viens, ma nuit! Viens-t-en, ombre de l’ombre!

Viens, silence sacré et nuptial! Soleil
De mon âme, viens, paix! Viens amitié! Viens, nombre!
Viens avec moi, viens, mon Dieu, viens, ardent Sommeil!

Q8 – T14

Est-il rien de plus doux, rempli de plus de charme, — 1905 (4)

Dathan de Saint-CyrLes animaux

L’oiseau

Est-il rien de plus doux, rempli de plus de charme,
Que l’enfant du ciel bleu, le beau petit oiseau?
Pouvez-vous contempler, sans verser une larme,
Les petits piaillant au fond de leur berceau?

Voyez se balancer, sur le bord du ruisseau,
Construit avec tant d’art, ce nid d’herbe et de mousse,
Qu’agit mollement le vent dans le roseau,
Imprimant à l’arbuste une douce secousse.

Après avoir donné la becquée aux petits
Qu’il laisse plus dispos, endormis en leurs nids,
Il s’envole et s’arrête, en l’air qui le délasse.

Puis reprend vers le ciel son vol audacieux,
Volant agilement au gré du vent qui passe,
Il semble disparaître en l’azur bleu des cieux.

Q35 – T14

J’admire, en mes beaux projets d’art, — 1905 (3)

Léon Duvauchel Poésies

Le sonnet

J’admire, en mes beaux projets d’art,
Ce moule parfait de l’idée:
Coupe élégamment évidée
Dans laquelle buvait Ronsard.

Parfois, payé par le regard
D’un démon, peut-être Asmodée?
L’âme de désirs excédée
J’y brûlai l’encens et le nard.

Larmes, baisers, douleur ou joie,
Ceux qu’on rebute et ceux qu’on choie
Y versent le sang de leur cœur.

Qu’exige-t-il de qui l’inspire,
Et veut épuiser sa liqueur? ….
A peine le temps d’un sourire.

Q15 – T14 – banv – octo – s sur s

D’autres ont pour vous voir, vous aimer et sentir — 1905 (2)

Léon Deubel La lumière natale

La haine amoureuse

D’autres ont pour vous voir, vous aimer et sentir
Vos regards enchâsser en eux leurs diamants,
Puis, la fleur du blasphème à la lèvre, mourir
Loin de leur ciel et de leurs dieux, en vous nommant.

O source de blancheur que nul ne peut ternir,
D’autres ont habité leur rêve décevant
Et vous ont asservie à leur vaste désir
Comme un aigle asservit sa proie, en l’enlevant.

Moi, libre de vos liens déjà plus qu’à moitié,
Sans implorer de vous le pain de la pitié
Que l’on jette à celui dont l’âme vit sur terre,

Soucieux seulement de ne vous point chérir,
Je rentre dans ma haine ainsi qu’en un repaire
Pour y cuver le vin de votre souvenir.

Q8 – T14

par Jacques Roubaud