Si mes sonnets parfois marchent d’un pas pesant; — 1900 (4)

Arsène VermenouzeEn plein vent

Si mes sonnets parfois marchent d’un pas pesant;
S’ils ont l’accoutrement fruste du pauvre hère,
Qu’il couche, tout vêtu, dans la grange, sur l’aire,
C’est parce qu’ils sont fils d’un barde paysan,

D’un barde et d’un chasseur: je les fais en chassant.
Dans les brousses où le renard a son repaire,
Sur les hauts mamelons où le genêt prospère,
Je vais, baguenaudant, rêvant, rimant, musant.

Cependant mon sonnet prend forme, s’élabore:
Comme un sauvageon, qu’en plein champ on voit éclore.
Il naît, agreste, mais sentant bien le terroir,

Sentant bien l’herbe fraîche et la feuille des hêtres,
Et les fougères que j’emporte dans mes guêtres:
Il est encor tout chaud, quand je l’écris, le soir.

Q15 – T15 – s sur s

Je m’isolais pour vivre en mon âpre Désir, — 1900 (3)

Hady-Lem (E. Bouve?) – Ophir – sonnets –

Je m’isolais pour vivre en mon âpre Désir,
L’Esprit d’un paradis, devenu lors mon culte;
Je m’isolais; jamais je n’ai pu le saisir
Ce souffle des Esprits de l’Imprécis occulte.

Tout en moi, devenait agent excitateur;
Tout dansant sous mes yeux me chantait leur caresse:
Musique, danse, chant, geste, parfum, couleur,
Corps à corps délicieux sur des lits de paresse.

…Et toujours je vivais les choses par les soirs;
Soupirant les chansons qu’ont les vents de l’Automne,
Je défeuillais mon âme en des larmes d’Espoir:
Mon Désir assouvi, lors, lui, plus ne chantonne.

Il semble un exhumé devenu revenant
Sans force, sans esprit; un exhumé mourant.

shmall 2-3 Les deux sonnets ont la disposition de rimes shakespearienne; le premier a la répartition standard des strophes, le second le découpage barbiero-mallarméen.

J’ai rêvé dans la Nuit, j’ai rêvé de Mystère, — 1900 (2)

Hady-Lem (E. Bouve?) – Ophir – sonnets –

Sonnet-épilogue

J’ai rêvé dans la Nuit, j’ai rêvé de Mystère,
J’ai tressailli d’amour, j’ai tressailli d’espoir;
« Vivez d’illusions, ici-bas sur la terre,
Vivez de l’Irréel pour ne point percevoir

Trop crûment le réel! » Pendant mes liturgies,
J’ai songé, soupiré des reflets, des lueurs,
De la lune sur l’or des flammes des bougies;
Ecouté les zéphyrs en leurs célestes chœurs;

Ressenti des douceurs, les chaleurs et les fièvres;
Respiré des parfums des baisers et des fleurs;
Goûté l’enivrement des frôlements de lèvres;

Et surtout frissonné l’ivresse des ardeurs
Auprès des nudités, sous la clarté lunaire!
Maintenant je frissonne au contact d’un suaire!

Q59 – T23

La chair tiède où le sang gonfle, anime et nourrit — 1900 (1)

Henri de Régnier Les médailles d’argile

Contraste

La chair tiède où le sang gonfle, anime et nourrit
Ta peau voluptueuse et souple qu’il colore
D’une rougeur de pêche et d’un reflet d’aurore
T’a faite, en ton corps, femme et femme par l’esprit.

Ton oreille est docile et ta bouche sourit
A toute la nature odorante et sonore,
Et ta jeune beauté semble toujours éclore,
Sensible à ce qui naît, chante, embaume et fleurit;

Mais Elle, taciturne à jamais, la Statue
Qui, immobile au bronze, attentive, s’est tue,
Semble écouter en elle et méditer tout bas,

Dans le métal durci qui moule sa stature
Et la dresse debout et se croisant les bras,
Le secret anxieux de la matière obscure.

Q15 – T14 – banv

Au seul souci de voyager — 1899 (48)

Mallarmé Poésies

additions de l’éd. Deman

Au seul souci de voyager
Outre une Inde splendide et trouble
— Ce salut soit le messager
Du temps, cap que ta poupe double

Comme sur quelque vergue bas
Plongeante avec la caravelle
Ecumait toujours en ébats
Un oiseau d’annonce nouvelle

Qui criait monotonement
Sans que la barre ne varie
Un inutile gisement
Nuit, désespoir et pierrerie

Par son chant reflété jusqu’au
Sourire du pâle Vasco.

shmall – octo

Toute Aurore même gourde — 1899 (47)

Mallarmé Poésies

additions de l’éd. Deman

Hommage

Toute Aurore même gourde
A crisper un point obscur
Contre des clairons d’azur
Embouchés par cette sourde

A le pâtre avec la gourde
Jointe au bâton frappant dur
Le long de son pas futur
Tant que la source ample sourde

Par avance ainsi tu vis
O solitaire Puvis
De Chavannes jamais seul

De conduire le temps boire
A la nymphe sans linceul
Que lui découvre ta Gloire

Q15 – T14 – banv –  octo

Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos — 1899 (46)

Mallarmé Poésies

Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos
Il m’amuse d’élire avec le seul génie
Une ruine, par mille écumes bénie
Sous l’hyacinthe, au loin, de ses jours triomphaux.

Contre le froid avec ses silences de faulx,
Je n’y hululerai pas de vide nénie
Si ce très blanc ébat au ras du sol dénie
A tout site l’honneur du paysage faux.

Ma faim qui d’aucuns fruits ici ne se régale
Trouve en leur docte manque une saveur égale:
Qu’un éclate de chair humain et parfumant!

Le pied sur quelque guivre où notre amour tisonne,
Je pense plus longtemps peut-être éperdûment
A l’autre, au sein brûlé d’une antique amazone.

Q15 – T14 – banv

A la nue accablante tu — 1899 (45)

Mallarmé Poésies

A la nue accablante tu
Basse de basalte et de laves
A même les échos esclaves
Par une trompe sans vertu

Quel sépulcral naufrage (tu
Le sais, écume, mais y baves)
Suprême une entre les épaves
Abolit le mat dévêtu

Ou cela que furibond faute
De quelque perdition haute
Tout l’abîme vain éployé

Dans le si blanc cheveu qui traîne
Avarement aura noyé
Le flanc enfant d’une sirène

Q15 – T14 – banv – octo

M’introduire dans ton histoire — 1899 (44)

Mallarmé Poésies

M’introduire dans ton histoire
C’est en héros effarouché
S’il a du talon nu touché
Quelque gazon de territoire

A des glaciers attentatoire
Je ne sais le naïf péché
Que tu n’auras pas empêché
De rire très haut sa victoire

Dis si je ne suis pas joyeux
Tonnerre et rubis aux moyeux
De voir en l’air que ce feu troue

Avec des royaumes épars
Comme mourir pourpre la roue
Du seul vespéral de mes chars

Q15 – T14 – banv – octo

par Jacques Roubaud