Sur la côte, du bord d’une rivière d’huile — 1896 (14)

Maurice Rollinat Les apparitions

La forme blanche

Sur la côte, du bord d’une rivière d’huile
Qui roulait ses flots gris sous les cieux inquiets,
Loin, loin, vague à travers les feuilles, je voyais
Un très haut cheval blanc qui se mouvait tranquille.

Aux tournants de la route, au creux de chaque pente,
Brusque, il disparaissait pour surgir de nouveau,
Montrant lourdeur de plomb, roideur de soliveau,
Dans son allure grave et qui semblait rampante.

C’était certe un cheval ! Cela ne devait être
Autre chose ! et, pourtant, je pouvais en douter …
Son aspect ambigu me faisait hésiter…
Puis je m’apercevais qu’il avait bien des maîtres.

Oui ! des gens modelant leur marche sur la sienne,
Avec je ne sais quel singulier apparat,
Le suivaient … Et je fus, autant qu’il m’en souvienne,

Tout saisi quand passa juste devant mes saules
Au lieu d’un cheval blanc, un cercueil sous un drap
Que portaient six géants sur leurs larges épaules !

3 quatrains embrassés – T24 (cdc ede (plusieurs exemples dans le même livre))

Alanguissant d’ombre et d’amour l’orgueil des fastes, — 1896 (13)

Charles Guérin in L’Ermitage

Sonnet

Alanguissant d’ombre et d’amour l’orgueil des fastes,
le jardin fabuleux où règne ton infante
chante dans la lumière et s’étage en terrasses
et surplombe mon parc de songe et de silence.

Avec ses feuilles qui tournoient, plumes errantes,
le val semble un soupir d’automne calme et chaste …
à fleur des sources dont l’azur se ride et tremble
les tourterelles d’or trempent leurs ailes lasses;

parmi le clair chagrin des trembles qui s’égouttent
le groupe harmonieux des amantes écoute
s’affaiblir la rumeur attristante des cors ;

et dans la brume où le poète aux doigts pensifs
de roses qui s’en vont enguirlande les ifs
plane l’impérial épervier de la mort.

Q11  T15

C’est tout mystère et tout secret et toutes portes — 1896 (12)

– Georges Rodenbach Oeuvres

Pour la gloire de Mallarmé

C’est tout mystère et tout secret et toutes portes
S’ouvrant un peu sur un commencement de soir;
La goutte de soleil dans un diamant noir,
Et l’éclair vif qu’ont les bijoux des reines mortes.

Une forêt de mats disant la mer; des hampes
Attestant des drapeaux qui n’auront pas été;
Rien qu’une rose à suggérer des roses-thé;
Et des jets d’eau soudain baissés, comme des lampes!

Poème! Une relique est dans le reliquaire,
Invisible et pourtant sensible sous le verre
Où les yeux des croyants se sont unis en elle.

Poème! Une clarté qui de soi-même avare,
Scintille, intermittente afin d’être éternelle;
Et c’est, dans de la nuit, les feux tournants d’un phare!

Q63 – T14

C’était toute douceur et nuance et sourdine — 1896 (11)

– Georges Rodenbach Oeuvres

Pour le tombeau de Verlaine

C’était toute douceur et nuance et sourdine
De lys purs qui seraient sensitives, et d’une
Figure de clarté qui serait clair de lune,
Figure de Béguine ou de Visitandine.

C’était tout falbalas et brumes en écharpes;
C’était toute musique, en pleurs d’être charnelle,
Et frissons d’une harpe qui serait une aile;
Car les ailes du cygne ont la forme des harpes.

Et c’était tout sincère élan d’âme marrie
Qui s’élevait d’en bas vers la Vierge Marie:
Oblation de soi, sans plus de subterfuges,

Et réponse pieuse à tous divins reproches,
Et tout azur de coeur, ouvert aux humbles cloches,
Qui me l’a fait aimer comme le ciel de Bruges!

Q63 – T15  – Rimes féminines.

Si la plage penche, si — 1896 (10)

Paul Valéry Le Centaure

Vue

Si la plage penche, si
L’ombre sur l’oeil s’use et pleure,
Si l’azur est larme, ainsi
Au sel des dents pur effleure

La vierge fumée ou l’air
Que berce en soi puis expire,
Vers l’eau debout d’une mer
Assoupie en son empire,

Celle qui sans les ouïr
(Si la lèvre au vent remue)
Se joue à évanouir
Mille mots vains où se mue

Sous l’humide éclair des dents
Le très doux feu du dedans .

shmall – 7s

Midi! des cieux brûlants, plombés de pâleur mate. — 1896 (9)

Léonce de Joncières L’âme du sphinx

La fille à la girafe

Midi! des cieux brûlants, plombés de pâleur mate.
Midi! l’écorce d’or des fruits trop mûrs éclate.
Près du lac, les ibis dorment sur une patte,
Leur souple col plié sous leur aile d’ouate.

Par la fenêtre Ouarda, la fille du grammate,
Laisse pendre, le long de la muraille plate,
Son bras de la couleur rosée et délicate
Du verre de Chaldée. Or, sous l’ombreuse natte,

La girafe, qui tend son licol écarlate,
Vient lécher le bras frêle et le plaisir dilate
Ses naseaux noirs. Ouarda la caresse et la flatte,

Lui parle, en minaudant comme une jeune chatte,
Et rit, en lui tendant sur un plateau d’agate
Un petit tas de riz surmonté d’une datte.

monorime

Danseurs exaspérés des mornes menuets, — 1896 (8)

Henry Jean-Marie Levet (Le courrier français 1895-6)

Parades
A Mademoiselle Fanny Zaëssinger

Danseurs exaspérés des mornes menuets,
Sur les tréteaux menteurs et fragiles que foulent
Des marquis épaissis et des marquises goules,
Peuple épris de parade, exaucent tes souhaits.

Leurs jeux ont pollué la prairie aux bluets,
Les cuivres écrasés les flûtes qui roucoulent;
Des lampîons fumeux les soulignent aux foules,
La lune se taisant aux violons muets.

Ne sachant pas, aussi, ces gens, d’affèterie
Canailles encrassés, et de grâces flétries,
Réclament à nouveau le baisemain fripé;

Les trompettes sacrant d’éclats leur dernier leurre,
L’amant masqué de la beauté morte qu’on pleure
Se drapait des plis noirs de son manteau coupé.

Q15 – T15

Le sonnet, parfois on l’imprime, — 1896 (7)

Henry Jean-Marie Levet (Le courrier français 1895-6)

Sonnet d’Album
A Mlle Marguerite B.

Le sonnet, parfois on l’imprime,
Mais très rarement on le lit;
Arvers sut le rendre sublime,
Quand Trissotin l’eût avili.

Mais, dans les albums où l’on rime,
Que de pages blanches salit
Le gâcheur de sonnets qui trime
Comme devant un établi!

Vers de terre à terre factice,
Qu’engendrera quelque novice,
Monté sur Pégase poney.

Plat, ainsi qu’un roman d’Ohnet,
Au ras du sol il rampe et glisse,
C’est l’oeuf d’un serpent à sonnets.

Q8 – T10 – octo – s sur s

O mer, o mer immense qui déroules — 1896 (6)

Auguste AngellierA l’amie perdue


Le sacrifice, XX

O mer, o mer immense qui déroules
Sous les regards mouillés de ces millions d’étoiles,
Les longs gémissements de tes millions de houles,
Lorsque dans ton élan vers le ciel tu t’écroules;

O ciel, ô ciel immense et triste, qui dévoiles,
Sur les gémissements de ces milliers de houles,
Les regards pleins de pleurs de tes milliers d’étoiles
Quand l’air ne cache point la mer sous de longs voiles;

Vous qui, par des milliers et des milliers d’années,
A travers les éthers toujours remplis d’alarmes,
L’un vers l’autre tendez vos âmes condamnées

A l’éternel amour qu’aucun temps ne consomme,
Il me semble, ce soir, que mon étroit coeur d’homme
Contient tous vos sanglots, contient toutes vos larmes!

abaa babb – T25 – toutes les rimes sont féminines

Et, tandis qu’alternaient dans leur retour subtil — 1896 (5)

Auguste AngellierA l’amie perdue


Rêveries, VII

Et, tandis qu’alternaient dans leur retour subtil
La chanson de la flute et cet appel d’amour,
Elle dit à voix haute: « O Vénus, m’aime-t-il,
Le poète qui vit près de la vieille tour?

Pour me donner à lui je veux qu’il me désire,
Je connais sa tristesse, et je veux qu’il l’oublie
Dans l’ardente fureur de l’amour que j’inspire,
Et mes baisers versés sur sa tête pâlie. »

Elle ouvrit ses bras blancs, frémissante d’émoi,
Et ses bras en s’ouvrant ouvrirent sa tunique
Et son corps radieux  aux invincibles charmes

Resplendit tout entier. Je vis entre elle et moi
Luire tes pauvres yeux tout fatigués de larmes,
Et je m’éloignai vers le bois mélancolique.

Q59 – T37

par Jacques Roubaud