Archives de catégorie : Formule de rimes

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines — 1872 (5)

Rimbaud

Au Cabaret-Vert

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
– Au Cabaret-Vert: je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte: je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. – Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure! –
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.

Q59 – T15

C’est un trou de verdure où chante une rivière 1872 (4)

Rimbaud

Le dormeur du val

C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent; où le soleil, de la montagne fière,
Luit: c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme:
Nature, berce-le chaudement: il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine;
Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Q59 – T15

Tandis que les crachats rouges de la mitraille — 1872 (3)

Rimbaud

Le Mal

Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu;

Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant;
– Pauvres morts! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature! Ô toi qui fis ces hommes saintement! … –

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir!

Q59 – T30

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize, — 1872 (2)

Rimbaud

 » … Français de soixante-dix, bonapartistes, républicains, souvenez-vous de vos pères en 92, etc….

– Paul de Cassagnac. Le Pays

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse
Sur l’âme et sur le front de toute humanité;

Hommes extasiés et grands dans la tourmente,
Vous dont les cœurs sautaient d’amour sous les haillons,
Ô soldats que la Mort a semé, noble Amante,
Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons;

Vous dont le sang lavait toute grandeur salie,
Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie,
Ô millions de Christs aux yeux sombres et doux;

Nous vous laissions dormir avec la République,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous.
Fait à Mazas, 3 septembre 1870

Q59 – T15

Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête — 1872 (1)

Rimbaud

Vénus anadyomène

Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D’une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent; le dos court qui rentre et qui ressort;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates;

L’échine est un peu rouge; et le tout sent un goût
Horrible étrangement; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe …

Les reins portent deux mots gravés: CLARA VENUS;
– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.

Q60 – T14

J’aimais autrefois la forme païenne; — 1871 (12)

Parnasse contemporain, II

Théophile Gautier

Sonnet

J’aimais autrefois la forme païenne;
Je m’étais créé, fou d’antiquité,
Un blanc idéal de marbre sculpté
D’hétaïre grecque ou milésienne.

Maintenant j’adore une italienne,
Un type accompli de modernité,
Qui met des gilets, fume et prend du thé,
Et qu’on croit anglaise ou parisienne.

L’amour de mon marbre a fait un pastel,
Les yeux blancs ont pris un ton de turquoise,
La lèvre a rougi comme une framboise,

Et mon rêve grec dans l’or d’un cartel
Ressemble aux portraits de rose et de plâtre
Où la Rosalba met sa fleur bleuâtre.

Q15 – T30 – tara

Midi. Pas d’ombre. Un ciel d’acier, pulvérulent. — 1871 (11)

Parnasse contemporain, II

Ernest d’Hervilly

A Cayenne

Midi. Pas d’ombre. Un ciel d’acier, pulvérulent.
La terre, brique sombre, au soleil se fendille.
Par moments, une odeur lointaine de vanille
Flotte, exquise, dans l’air immobile & brûlant.

Là-bas, longeant la mer huileuse qui scintille,
S’alignent les maisons aux murs bas peints en blanc,
En rose, en lilas tendre, en vert pâle, en jonquille,
De la Ville, où chacun sommeille pantelant.

Sur la plage, qu’un fou traverse à lourds coups d’aile,
Seul, & nu comme un ver, flâne un négrillon grêle,
Au gros ventre orné d’un nombril proéminent;

Ouvrant sa lèvre rouge où la dent étincelle,
Heureux comme un poisson qui nage, il va, traînant
Un crapaud gigantesque au bout d’une ficelle.

Q17 – T7

O timide héros oublieux de mon rang, — 1871 (10)

coll. Le Parnasse Contemporain, II

Nina de Callias

Tristan et Iseult

Iseult
O timide héros oublieux de mon rang,
Vous n’avez pas daigné saluer votre dame!
Vos yeux bleus sont restés attachés sur la rame.
Osez voir sur mon front la fureur d’un beau sang.

Tristan
J’observe le pilote assoupi sur son banc,
Afin que ce navire où vient neiger la lame
Nous conduise tout droit devant l’épithalame.
Je suis le blanc gardien de votre honneur tout blanc.

Iseult
Qu’éclate sans pitié ma tendresse étouffée!
Buvez, Tristan. Je suis la fille d’une fée:
Ce breuvage innocent ne contient que la mort.

Tristan
Je bois, faisant pour vous ce dont je suis capable.
O charme, enchantement, joie, ivresse, remord!
Il renferme l’amour, ce breuvage coupable.

Q15 – T14 – banv

C’était un pied mignon, – pied de vierge, sans doute, – — 1871 (5)

Joséphin Soulary


Des pas sur le sable

C’était un pied mignon, – pied de vierge, sans doute, –
Mutin, cambré, naïf, se posant finement;
Pour trouver Cendrillon au bout, le roi Charmant
Aurait suivi ce pied cent ans, de route en route.

Un pied! non; c’en était la marque seulement.
 » Je verrai Cendrillon, » dis-je; et, coûte que coûte,
Me voilà sur sa trace; et chaque pas ajoute
A la fée idéale un nouvel ornement.

Je suivis cette empreinte, ainsi, durant deux lieues,
Tant qu’enfin j’arrivai près du lac aux eaux bleues:
Le joli pied s’était arrêté juste au bord.

De retour, nul indice; – à droite, à gauche, impasse!
Cendrillon s’était-elle envolée en l’espace?
Le lac profond dormait, muet comme la mort!

Q16 – T15

Tout poète, en loyer, reçoit de la nature — 1871 (4)

Joséphin Soulary Oeuvres poétiques


Assez riche

Tout poète, en loyer, reçoit de la nature
Un domaine idéal que défriche l’esprit.
Je n’obtins qu’un arpent, mais ce lot me sourit;
Qu’un plus riche à tenter l’infini s’aventure!

Dans mon jardin, bordé d’une étroite clôture,
Croît le pampre sacré, l’épi dru qui nourrit,
La fleur qui plaît aux yeux, le simple qui guérit;
Un dieu mignon bénit ma petite culture.

Moins d’espace me fait nécessité du choix.
Plusieurs jets m’advenant, j’en tranche deux ou trois,
Le terrain s’agrandit de la place émondée;

Si bien qu’à force d’art et de soins obstinés,
A la fin, j’ai du sol en excès, – et, tenez!
Il me reste ce vers à semer d’une idée.

Q15 – T15