Archives de catégorie : Formule de rimes

Les chênes ont gardé le vieil alignement; — 1868 (14)

coll. sonnets et eaux-fortes

Ernest d’Hervilly

La Rookery

Les chênes ont gardé le vieil alignement;
L’avenue est immense où le vent de mer sonne,
Héraut sombre, à plein cor, et, dans l’alignement
On voit les ais disjoints d’une porte saxonne.

Aux rameaux de chaque arbre écimé, qui frissonne
Et paillette le sol de feuilles, par moment,
Se balancent les nids énormes, que façonne,
Pour cent ans, le corbeau fidèle, gravement.

La noble Rookery, sur le ciel d’un gris tendre,
Découpe encor ses nids par milliers, mais dans l’air
De gais croassements ne se font plus entendre,

Et le Lord est couché, que vous rendiez si fier,
Sous un marbre déjà rongé par la bruine,
O grands nids désertés! O portail en ruine!

Q11 – T23

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, — 1868 (13)

coll sonnets et eaux-fortes

José Maria de Heredia

Les conquérants

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos, de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivre d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosporescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré;

Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter dans un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Q15 – T14 – banv

Une ville gothique, avec tout son détail, — 1868 (12)

coll sonnets et eaux-fortes

Théophile Gautier

Promenade hors des murs

Une ville gothique, avec tout son détail,
Pignons, clochers et tours forme la perspective;
Par les portes s’élance une foule hâtive,
C’est déjà le printemps, des prés verdit l’émail.

Le bourgeois s’endimanche et quitte son travail.
L’amoureux par le doigt tient l’amante craintive,
D’une grâce un peu roide, ainsi que sous l’ogive
Une sainte en prison dans le plomb d’un vitrail.

Quittant par ce beau jour, bouquins, matras, cornues,
Le docteur Faust, avec son famulus Wagner,
S’est assis sur un banc et jouit du bon air.

Il vous semble revoir des figures connues:
Wolgemuth et Cranach les gravèrent sur bois,
Et Leys les fait revivre une seconde fois.

Q15 – T30

César sur le pavé de la salle déserte — 1868 (11)

coll sonnets et eaux-fortes

Anatole France

Un sénateur romain

César sur le pavé de la salle déserte
Gît, drapé dans sa toge et dans sa majesté.
Le bronze de Pompée avec sa lèvre verte
A ce cadavre blanc sourit ensanglanté.

L’âme qui vient de fuir par une route ouverte
Sous le fer de Brutus et de la Liberté,
Triste, voltige autour de sa dépouille inerte
Où l’indulgente Mort mit sa pâle beauté.

Et sur le marbre nu des bancs, tout seul au centre,
Des mouvements égaux de son énorme ventre
Rythmant ses ronflements, sort un vieux sénateur.

Le silence l’éveille et, l’oeil trouble, il s’écrie
D’un ton rauque, à travers l’horreur de la curie:
 » Je vote la couronne à César dictateur!  »

Q8 – T15

Car les bois ont aussi leurs jours d’ennui hautain, — 1868 (10)

coll sonnets et eaux-fortes

Léon Dierx

Révolte

Car les bois ont aussi leurs jours d’ennui hautain,
Et, las de tordre au vent leurs grands bras séculaires,
S’enveloppent alors d’immobiles colères;
Et leur mépris muet insulte le destin.

Ni chevreuils, ni ramiers chanteurs, ni sources claires;
La forêt ne veut plus sourire au vieux matin,
Et, refoulant la vie aux plaines du lointain,
Arborera l’orgueil des douleurs sans salaires.

O bois! premiers enfants de la terre! grands bois!
Moi, dont l’âme en votre âme habite, et vous contemple,
Je sens les piliers prêts à maudire le temple.

Un jour, demain peut-être, arbres aux longs abois,
Quand le banal printemps reverdira nos fêtes,
Tous, vous resterez noirs, des racines aux faîtes.

Q16 – T30

Quand tout couvert du sang de la grande victime, — 1868 (9)

Coll. Sonnets et Eaux-Fortes

Antoni Deschamps

Supplice de Judas dans l’Enfer

Quand tout couvert du sang de la grande victime,
Judas, tombant enfin de son arbre fatal,
Et roulant dans le fond de l’éternel abîme
De degrés en degrés au royaume infernal,

Sentit ses os siffler en leur moelle intime,
Ses chairs se calciner et puis l’Esprit du mal
Le traîner palpitant du remords de son crime
Aux pieds du dernier juge et sous son tribunal,

Satan, à son aspect sur le sombre rivage,
D’un sourire subit dérida son visage,
Et, de ses bras puissants entourant le damné,

Comme un amant là-haut embrasse son amante,
Serein, il lui rendit, de sa bouche fumante,
Le baiser que le traître au Christ avait donné!

Q8 – T15

Il est au bord du Nil un sphinx de granit rose, 1868 (8)

Coll.sonnets et eaux-fortes

Henri Cazalis

Le sphinx

Il est au bord du Nil un sphinx de granit rose,
Qui depuis sept mille ans immobile en sa pose,
Contemple à l’horizon les races se lever
Pour naître et pour mourir, et ne rien achever.

Il garde, ayant tout vu, son sourire morose;
Il sait que dans la mort s’écroule toute chose,
Et que rien du néant ne se pourra sauver:
Et devant Dieu, la nuit, il se met à rêver.

Des étoiles d’argent s’épanche une lumière
Impassible. Le sphinx avec ses yeux de pierre
Regarde fixement ces astres sans émoi.

Et dans ce grand silence alors on l’entend dire:
« Astres, qui comme moi gardez votre sourire,
Etes-vous donc aussi de pierre, comme moi? »

Q1 – T15

O Sirène de l’âme, ô grâce, ô majesté — 1868 (7)

Coll. Sonnets et Eaux-Fortes

Auguste Barbier

to kalon

O Sirène de l’âme, ô grâce, ô majesté
Qui domines le monde et sur tes pas entraînes
Tous les êtres roulant des flammes en leurs veines,
A tes amants combien tu coûtes, ô Beauté!

Que tu sois pur esprit, blanche divinité
Venant du clair azur des éternelles plaines,
Ou bloc de chair sensible aux formes souveraines
Et qu’en son meilleur jour la nature ait sculpté,

Eve ou muse, n’importe! il faut par des supplices
Acheter le sublime éclair de tes délices
Et payer cher l’extase où nos coeurs sont noyés.

Cruelle idole, il faut vivre pour toi sur terre
Dans les pleurs, le mépris, la haine, la misère,
Et même de son sang parfois rougir tes piés!

Q15 – T15

Dans le parc au noble dessin — 1868 (6)

Coll. Sonnets et Eaux-Fortes

Théodore de Banville


Promenade galante

Dans le parc au noble dessin
Où s’égarent les Cydalises
Parmi les fontaines surprises
Dans le marbre du clair bassin.

Iris, que suit un jeune essaim,
Philis, Eglé, nymphes éprises,
Avec leurs plumes indécises,
En manteau court, montrant leur sein,

Lycaste, Myrtil et Sylvandre
Vont, parmi la verdure tendre,
Vers les grands feuillages dormants.

Ils errent dans le matin blême,
Tous vêtus de satin, charmants
Et tristes comme l’Amour même.

Q15 – T14 – banv – octo

La sévère raison a mis un terme aux rêves: — 1868 (5)

Coll.Rimes et idées

Albert Castelnau

Auguste Comte

La sévère raison a mis un terme aux rêves:
Dans les bleus infinis pourquoi vous égarer?
– Sans chercher à savoir je puis considérer
Le flot de l’inconnu déferlant sur nos grèves.

– La cause insaisissable échappe à nos regards,
Poëte, portez-les sur l’horizon qui s’ouvre,
Sur la Réalité que le savoir découvre,
Du mystique passé dissipant les brouillards.

Par le Poids, la Chaleur, le Son et la Lumière,
Par le Pouvoir subtil qui jaillit du tonnerre,
Par la Vie émergeant après l’Affinité,

L’enchaînement des Lois à Comte se révèle,
Du Nombre présidant à la ronde éternelle
Des Astres dans l’éther, jusqu’à l’Humanité.

Q63 – T14