Archives de catégorie : Q11 – abab baba

Des pas coulés dans le bitume ont un éclat de cuivre: — 1990 (3)

Jacques RédaSonnets dublinois

Ulysses

Des pas coulés dans le bitume ont un éclat de cuivre:
Ce sont les traces du héros de ce fameux roman
Qui circule à travers Dublin, l’agite et le délivre
De son destin provincial – étrange monument

Où tous les récits ont trouvé leur aboutissement
Convulsif dans une Odyssée ironiquement  ivre.
Quand on accompagne ces pas, il arrive un moment
Où l’on se demande où l’on va: dans la ville, ou le livre?

Mais bientôt on s’y perd. Un circuit déjà personnel
Se dessine qui vous ramène aux abords d’O’Connell
Bridge où devant la Poste à l’imposante colonnade.

On y discerne des éclats de balle ou de grenade,
Et c’est l’histoire vraie alors, et ses héros de sang,
Qui mêlée à l’imaginaire absorbe le passant.

Q11 – T13 – 14s

Je connais bien le comte Dracula — 1981 (4)

Pierre Gripari L’Enfer de poche

Sexy Dracula

Je connais bien le comte Dracula
Et je souris, quand j’entends ceux qui disent
Que les fleurs d’ail, et tout le tralala,
Balles d’argent, miroirs, latin d’église,

Epieux pointus, conjurations apprises,
Ou crucifix peuvent le réduire à
Ce petit tas d’os et de cendres grises
Qu’un courant d’air emporte … au cinéma !

C’est mon ami, je l’avoue, je m’en vante
Je suis de ceux qui volontiers le hantent,
Il me reçoit le soir, en son hôtel ;

Ses dents sont bien rangées, blanches, petites,
Mais ce qu’il a, c’est une belle bite,
Et ceux qu’il baise, il les rend immortels !

Q11  T15  déca

Camarade Adamov, que nous avons changé — 1963 (8)

Henri Thomas Sous le lien du temps

L’heure nouvelle

Camarade Adamov, que nous avons changé
Depuis les jours et nuits de misère aux bordels,
Et les lueurs d’espoir, et ce matin glacé,
Noël ou Nouvel An, sur le pont Saint-Michel.

L’eau grise, les chalands immobiles, le gel,
Et cette brume familière à l’invité
De nulle part qui s’en retourne à son hôtel …
Rue Quincampoix les putains ont réveillonné.

Nous avons vu cela, du comptoir où s’assemblent
Les épaves très solitaires, bien qu’ensemble
Buvant le café noir de la vie inconnue.

Qu’est-ce que nous cherchions, quelle lettre de givre,
A déchiffrer sur le carreau désert des rues,
Quelle impossible et bouffonne raison de vivre?

Q11 – T14

Tout ce que je demande c’est de mettre un peu de terre dans le creux de la main — 1958 (10)

Raymond Queneau Sonnets

Terre meuble

Tout ce que je demande c’est de mettre un peu de terre dans le creux de la main
Juste un peu de terre dans laquelle je pourrais m’enfouir et disparaître
Regardez comme je l’étale grande cette paume on croirait qu’à tous je veux serrer la main
Et pourtant mon seul désir mon unique but et mon vœu le plus cher c’est de disparaître

J’écrivais dans de petits carnets des tas de choses au crayon qui étaient destinées à disparaître
Comme allaient s’évanouir aussi la verdure des graminées et la poussière des chemins – oui tout ça s’évanouirait demain
Je suivais la même courbe que les rails du tramouai qui déjà semblaient prêts à disparaître
Et je savais déjà oui déjà que je ne penserais qu’à une seule chose à tout finir, à finir tout ça – demain

Peintres échafaudés le long des murs de la chapelle Sixtine!
Sculpteurs agrippés le long des monts marmoréens!
Sachez sachez bien que je ne confonds pas ah mais non votre art avec de la bibine

Poètes qui sondez les mystères héraclitéens!
Prosateurs! Dramaturges! Essayistes! N’éprouvez aucun remords!
De mes amis je n’attends qu’un peu de terre dans la main – et des autres la mort

Q11 – T23 – m.irr  – quatrains sur deux mots-rimes – vers longs

« Après vous » « Après moi » L’échange volatile — 1958 (8)

Raymond Queneau Sonnets

Voilà que j’assiste à un grand dîner officiel

« Après vous » « Après moi » L’échange volatile
De ces mots survolant les côtes de rastron
Me semble en vérité de plus en plus futile
Depuis que j’ai gâté de sauce mon plastron

Pour aller au banquet des rois du mirliton
Je m’étais habillé non sans un certain style
On mangea de l’orange avec du caneton
Et des petits gâteaux de chez Lefèvre-Utile

Les yeux écarquillés je somnolais pantois
Il y eut un discours et puis deux et puis trois
En moi-même admirant ma conduite exemplaire

Mais en baissant les yeux épouvanté je vois
La tache que j’avais plaqué avec mes doigts
Sur ma chemise blanche effort vestimentaire

Q11 – T6

L’amoureuse immuable au fétiche de bête — 1957 (2)

Pierre-Jean JouveLA VIERGE DE PARIS

L’homme fatal

L’amoureuse immuable au fétiche de bête
N’avait pas négligé son soulier de satin
Remuements de peau neuve et toisons cris de têtes
Assouvissement vaste! Et des années plus loin

Il recherchait partout une sombre catin
Voisine: aux armes de Ses poids et de Ses bêtes
Sans jamais revenir à Son cœur clandestin
Sans être désembrassé de Ses bras funestes.

Cependant d’autres femmes nues et élancées
Dont les mains rappelaient le pouvoir de la mer
Dans les villes passant lui faisaient souvenir

Par son étrange ride et forte dignité
De la Nudité rousse au sein décapité
Qui plus ancienne encor que l’amoureuse amère
De son enfance avait plongé jusqu’à la mort.

Q8 – ccx ddx y – 15v

C’est un sonnet. Pensant à vous, très belle, — 1949 (1)

Tristan Klingsor Cinquante sonnets du dormeur éveillé

Le sonnet

C’est un sonnet. Pensant à vous, très belle,
A cet iris bordé de cils de nuit
Où la moquerie fait luire une perle,
Je le compose pour tromper l’ennui

Sorcier des mots, hélas! ce soir ne suis;
En habits d’or la syllabe rebelle
Paraît, danse, tournique et puis s’enfuit
Dès que ce niais de Sologne l’appelle

Et si l’amour recommençait sa fête,
Si la folle du logis revenait,
Ah! seriez-vous à cette heure où vous êtes?

Tant pis, je veux en avoir le cœur net;
Encore un vers, voici la chose faite:
N’en doutez pas, belle, c’est un sonnet.

Q11 – T20 – déca (peu réguliers) – s sur s

Un châle méchamment qui lèse la frileuse — 1947 (6)

André Breton in Jean Paulhan, Dominique Aury – Poètes d’aujourd’hui

L’an suave

Un châle méchamment qui lèse la frileuse
Epaule nous condamne aux redites. Berger
Tu me deviens l’à peine accessible fileuse.
(A l’ordinaire jeu ce délice étranger)

Qu’aimablement la main dissipe tout léger
Nuage vers ce front où la mèche boucleuse
N’aspire, avec les brins de paille, qu’au danger
De lune! Ai-je omis la nymphe miraculeuse;

Icare aux buissons neigeuse, tu sais, parmi
Les douces flèches (l’an suave quel ami!)
Et, criblé de chansons par Echo, le silence

Que déjà ton souhait de plumes, n’oscillant
Pour se moquer de grèbe en paradis, s’élance
(Ah! quel ami c’est l’an suave!) au toquet blanc?

Q11 – T14

Don Ruy Gomez, vieillard en fraise d’organdi, — 1947 (1)

Claude VidalLe cheval double

Le livre est un livre de parodies. Ici parodie au second ordre: de Hugo au moyen d’une parodie de Georges Fourest

Hernani

Don Ruy Gomez, vieillard en fraise d’organdi,
sa cape s’enroulant à sa coliche marde,
horrible de triomphe, insolemment brandit
le curare espagnol où grince la Camarde.

Dogna Sol s’est dressée, et son regard se darde
vers le sénile amant. Sa croix d’or resplendit.
Pâle de la terreur de cette nuit blafarde
elle ose protéger son ténébreux dandy.

Mourir! voilà son choix, et non vivre en veuvage.
( Pensif, et maudissant son absurde servage
Jean d’Aragon se cabre et claque un peu des dents.)

Mais arrachant la fiole avec un cri sauvage:
 » Qu’il est amer! dit-elle en buvant le breuvage,
Le vieux aurait bien pu mettre un sucre dedans! »

Georges Fourest

Q8 – T15

Parce qu’il est bourré d’aubert et de bectance — 1944 (16)

Robert DesnosA la caille

Pétrus d’Aubervilliers

Parce qu’il est bourré d’aubert et de bectance
L’auverpin mal lavé, le baveux des pourris
Croit-il encor farcir ses boudins par trop rances
Avec le sang des gars qu’on fusille à paris?

Pas vu? Pas pris! Mais il est vu, donc il est frit,
Le premier bec-de-gaz servira de potence.
Sans préventive, sans curieux et sans jury
Au demi-sel qui nous a fait payer la danse.

Si sa cravate est blanche elle sera de corde.
Qu’il ait des roustons noirs ou bien qu’il se les morde,
Il lui faudra fourguer son blaze au grand pégal.

Il en bouffe, il en croque, il nous vend, il nous donne
Et, à la Kleberstrasse, il attend qu’on le sonne
Mais nous le sonnerons, nous, sans code pénal.

Q11 – T15