Archives de catégorie : Q15 – abba abba

Moi, je suis la tulipe, une fleur de Hollande; — 1843 (8)

(Balzac)

– Que pensez-vous de mes pauvres sonnets? demanda formellement Lucien.
– Voulez-vous la vérité? dit Loustau.
– Je suis assez jeune pour l’aimer, et je veux trop réussir pour ne pas l’entendre sans me fâcher, mais non sans désespoir, répondit Lucien.
– Hé! Bien, mon cher, les entortillages du premier annoncent une oeuvre faite à Angoulème, et qui vous a sans doute trop coûté pour y renoncer; le second et le troisième sentent déjà Paris; mais lisez-m’en un autre encore? ajouta-t-il en faisant un geste qui parut charmant au grand homme de province.
Encouragé par cette demande, Lucien lut avec plus de confiance le sonnet que préféraient d’Arthez et Bridau, peut-être à cause de sa couleur.

CINQUANTIEME SONNET.
La Tulipe.

Moi, je suis la tulipe, une fleur de Hollande;
Et telle est ma beauté que l’avare flamand
Paye un de mes oignons plus cher qu’un diamant,
Si mes fonds sont bien purs, si je suis droite et grande.

Mon air est féodal, et, comme une Yolande
Dans sa jupe à longs plis étoffée amplement,
Je porte des blasons peints sur mon vêtement:
Gueules fascé d’argent, or avec pourpre en bande;

Le jardinier divin a filé de ses doigts
Les rayons du soleil et la pourpre des rois
Pour me faire une robe à trame douce et fine.

Nulle fleur du jardin n’égale ma splendeur,
Mais la nature, hélas! N’a pas versé d’odeur
Dans mon calice fait comme un vase de Chine.

Q15 – T15

– Eh, bien? dit Lucien….

ce sonnet est dû, semble-t-il, à Théophile Gautier

Je suis la marguerite, et j’étais la plus belle — 1843 (6)

(Balzac)

Lucien fut piqué de la parfaite immobilité de Lousteau pendant qu’il écoutait ce sonnet; il ne connaissait pas encore la déconcertante impassibilité que donne l’habitude de la critique, et qui distingue les journalistes fatigués de prose, de drames et de vers. Le poète, habitué à recevoir des applaudissements, dévora son désappointement; il lut le sonnet préféré par madame de Bargeton et quelques-uns de ses amis du cénacle.
– Celui ci lui arrachera peut-être un mot, pensa-t-il.


DEUXIEME SONNET

La Marguerite

Je suis la marguerite, et j’étais la plus belle
Des fleurs dont s’étoilait le gazon velouté.
Heureuse, on me cherchait pour ma seule beauté,
Et mes jours se flattaient d’une aurore éternelle.

Hélas! malgré mes voeux, une vertu nouvelle
A versé sur mon front sa fatale clarté;
Le sort m’a condamnée au don de vérité,
Et je souffre et je meurs: la science est mortelle.

Je n’ai plus de silence et n’ai plus de repos;
L’amour vient m’arracher l’avenir en deux mots,
Il déchire mon coeur pour y lire qu’on l’aime.

Je suis la seule fleur qu’on jette sans regret:
On dépouille mon front de son blanc diadème,
Et l’on me foule aux pieds dès qu’on a mon secret.

Q15 – T14- banv

Paquerette des près, vos couleurs assorties — 1843 (5)

-in  Balzac :  Illusions perdues

(Rubempré présentant à Lousteau son recueil de sonnets Les Marguerites ) – Le sonnet, monsieur, est une des oeuvres les plus difficiles de la poésie. Ce petit poème a été généralement abandonné. personne en France n’a pu rivaliser avec Pétrarque, dont la langue, infiniment plus souple que la nôtre, admet des jeux de pensée repoussés par notre positivisme (pardonnez-moi ce mot). Il m’a donc paru original de débuter par un recueil de sonnets. Victor Hugo a pris l’ode, Canalis donne dans la poësie fugitive, Béranger monopolise la Chanson, Casimir Delavigne accapare la Tragédie et Lamartine, la Méditation.

– Etes-vous classique ou romantique? lui demanda Lousteau.

… des sonnets, c’est de la littérature d’avant Boileau, dit Etienne en voyant Lucien effrayé d’avoir à choisir entre deux bannières. Soyez romantique. Les romantiques se composent de jeunes gens, et les classiques sont des perruques; les romantiques l’emporteront.


LA PAQUERETTE! dit Lucien en choisissant le premier des deux sonnets qui justifiaient le titre et servaient d’inauguration

Paquerette des près, vos couleurs assorties
Ne brillent pas toujours pour égayer les yeux;
Elles disent encor le plus cher de nos voeux
En un poème où l’homme apprend ses sympathies:

Vos étamines d’or par de l’argent serties
Révèlent les trésors dont il fera ses dieux;
Et vos filets, où coule un sang mystérieux,
Ce que coûte un succès en douleurs ressenties!

Est-ce pour être éclos le jour où du tombeau
Jésus, ressuscité sur un monde plus beau,
Fit pleuvoir des vertus en secouant ses ailes,

Que l’automne revoit vos courts pétales blancs
Parlant à nos regards de plaisirs infidèles,
Ou pour nous rappeler la fleur de nos vingt ans?

Q15 – T14- banv

Vous partez, chers amis; la brise ride l’onde, — 1842 (20)

Théophile Gautier Oeuvres poétiques (ed.1880)

A des amis qui partaient, sonnet

Vous partez, chers amis; la brise ride l’onde,
Un beau reflet ambré dore le front du jour;
Comme un sein virginal sous un baiser d’amour,
La voile sous le vent palpite et se fait ronde.

Une écume d’argent brode la vague blonde,
La rive fuit. Voici Mante et sa double tour,
Puis cent autres clochers qui filent tour à tour
Puis Rouen la gothique et l’Océan qui gronde.

Au dos du vieux lion, terreur des matelots,
Vous allez confier votre barque fragile,
Et flatter de la main sa crinière de flots.

Horace fit une ode au vaisseau de Virgile:
Moi, j’implore pour vous, dans ces quatorze vers,
Les faveurs de Thétis, la déesse aux yeux verts.

Q15  T23

Toi qu’on vit récemment, de ton fauteuil critique, — 1842 (19)

Xavier Marmier Chants populaires du Nord

La conversion au sonnet

Toi qu’on vit récemment, de ton fauteuil critique,
Sur nos pauvres sonnets déverser à longs flots,
Raffinement cruel ! – le sel de ces bons mots
Qui pénètrent au vif par leur mordant attique ;

O blanc cygne venu du pur Olympe antiques !
Pourquoi sur son hermine aujourd’hui sans défauts,
Cette tache aujourd’hui de nos bourbeuses eaux ?
Te serais-tu souillé d’un sonnet romantkjque ?

As-tu donc oublié tant de dérisions,
Et du vieux maître Voss les déclamations
Qu’envenimaient l’injure et les cris d’anathème ?

Ah ! tu me fais penser au précepteur grondant,
Pour des fruits dérobés, son élève imprudent,
Et qui s’éloigne après pour en manger lui-même !

Q15  T15  tr (d’un sonnet de Uhland adressé à Goethe, tardivement converti à cette forme)

Oh, oui, notre Bretagne est belle, n’est-ce pas ? — 1842 (17)

Armand Guérin Bretagne

Sonnet épilogue

Oh, oui, notre Bretagne est belle, n’est-ce pas ?
Avec son ciel de brume, et ses landes sauvages,
Avec les mille flots qui sapent ses rivages,
Ses vieux fils chevelus dont résonne le pas ?

Son sol tranquillisé n’entend plus les débats,
Des chevaliers bardés de fer et de courage ;
Des guerres d’autrefois s’est éteinte la rage :
Le foyer garde seul le récit des exploits.

Pourtant, toujours encor, quand il faut à la France
De ces homme de cœur, espoirs de sa souffrance ,
Elle va les chercher au pays des granits ;

Car dans les rochers seuls les aigles ont leurs nids ;
Il leur faut, pour grandir, l’air en pleine poitrine,
Pour berceau la tempête ou la vague marine.

Q15  T13 débats/ exploits/ hum, hum

Le monde où nous vivons a l’air d’un grand tréteau — 1842 (14)

Eugène Fromentin in ed. Pléiade


Sonnet

Le monde où nous vivons a l’air d’un grand tréteau
Où chaque homme à son tour vient, grotesque poupée,
D’héroisme, d’orgueil ou de vertu drapée,
Débiter sans l’entendre un bout de libretto.

Un siècle passe ; on change un chiffre à l’écriteau.
D’ailleurs, qu’ils aient un sceptre, une lyre, une épée,
Que ce soit Spartacus, ou Lycurgue, ou Pompée,
Tous ont un masque au front, Dieu leur prête un manteau.

Puis, quand l’âge est venu de quitter leur dépouille,
Que le sceptre se brise & que le fer se rouille,
Que le masque est usé, ridé, percé, sanglant,

Chacun dans la coulisse, à la fin de son rôle,
Va chercher son dernier costume, et sur l’épaule
Pour uniforme à tous on leur jette un drap blanc.

‘Cour d’assises, lundi 14 février 1842’.

Q15  T15

Invisible Trilby, je t’ai vu ce matin . — 1842 (13)

Ernest Fouinet dans une lettre à Charles Nodier

Invisible Trilby, je t’ai vu ce matin .
Oui, j’ai vu ton esprit et ta grâce éternelle
Et ta bonté riante, et j’ai mis sous ton aile,
Quelques feuillets lancés pour un vol incertain.

Oui, je t’ai vu, Trilby, mon bienveillant lutin,
Flambeau de poésie ou limpide étincelle !
Mais ce n’était point moi, dis-tu – c’était donc celle
Qui rend heureux et doux ton glorieux destin ?

Ah ! c’était toujours toi ; c’était toujours ton âme,
L’écho de tes accords, le reflet de ta flamme
Ton chant qui se prolonge et son plus beau rayon

Et ta seconde vue et toute ta féérie,
Et, bienfaisant lutin, ton inspiration.
C’était Charles Trilby sous les traits de Marie.

Q15  T14 – banv –   Trilby ou le lutin d’Argail, conte de Nodier (1822)

J’aime un château gothique aux tourelles croulantes, 1842 (9)

Henri-Victor Drouaillet La guitare

A mon ami Ernest Vériot

J’aime un château gothique aux tourelles croulantes,
Où le lichen étend ses livides rameaux;
J’aime à rêver, le soir, sous les sombres arceaux,
A promener mes pas sur les dalles sonnantes.

Ces murs, jadis témoins de scènes palpitantes,
Ces blasons mutilés, ces restes de tombeaux,
Et ces pans de remparts s’écroulaient en lambeaux,
Tout parle, tout instruit dans ces ruines vivantes.

A l’endroit où flottait l’étendard redouté
Sur la tour où veillait le damoiseau fidèle,
Le sinistre corbeau se tient en sentinelle,

Et sur le front bruni de cette citadelle
Qui fit trembler le serf et le vassal rebelle,
Le burin de notre âge a gravé: Liberté!

Q15 – T33

Vous me demandez dans un beau distique — 1842 (7)

Théodore de Banville Les Cariatides

A M. de Sainte-Marie

Vous me demandez dans un beau distique
Comment je comprends le divin sonnet.
Hélas! aujourd’hui, qui de nous connaît,
Ce lis entr’ouvert, cette fleur mystique?

C’est plus qu’un doux chant, c’est une musique,
C’est un rayon rose, un parfum qui naît,
Un autel à qui Petrarque donnait
L’ambre italien et le marbre attique;

C’est le reflet d’or dans la goutte d’eau,
Le trait que jadis l’enfant Cupido
Tirait du carquois jeté sur ses ailes;

C’est le fard léger des belles de cour,
Le chant de Mozart aux saveurs si belles,
Que, redit trois fois, il semble trop court.

Q15 – T14 – banv –  tara – s sur s
On remarque, avec une certaine surprise que les vers 12 et 14 riment mal (pour la conception classique)
Théodore de Banville semble bien être le premier à réutiliser le ‘taratantara’, cette version antique du décasyllabe, coupé 5/5.
(a.ch) préfère cet autre sonnet en taratantarasdu même auteur:

SOUS BOIS

A travers le bois fauve et radieux,
Récitant des vers sans qu’on les en prie,
Vont, couverts de pourpre et d’orfévrerie,
Les comédiens, rois et demi-dieux.

Hérode brandit son glaive odieux,
Dans les oripeaux de la broderie,
Cléopâtre brille en jupe fleurie
Comme resplendit un paon couvert d’yeux.

Puis, tout flamboyants sous les chrysolithes,
Les bruns Adonis et les Hippolytes
Montrent leurs arcs d’or et leurs peaux de loups.

Pierrot s’est chargé de la dame-jeanne.
Puis après eux tous, d’un air triste et doux,
Viennent en rêvant le Poëte et l’Ane[1].

Ce n’est pas au Songe d’une nuit d’été vécu par des personnages de la comédie italienne, ni à Watteau, qu’il convient de se référer, comme le fait Edouard Maynial dans son Anthologie des poètes du XIXe siècle (Hachette, 1935, p. 295), mais au Roman comique de Scarron.
C’est une scène du XVIIe siècle qui est décrite dans une forme de l’époque, le sonnet. L’a-t-elle été selon un vers contemporain : celui de Régnier-Desmarais, tel que Banville pouvait en trouver des exemples dans le Richelet ou chez Quicherat ? L’origine de ce vers serait la solution à un problème de technique (renouvellement par réhabilitation d’une forme ancienne marginale et oubliée), et ne résulterait pas seulement de l’influence de la romance de Musset…


[1]Théodore de Banville : Les Cariatides; Alphonse Lemerre, 1877, pp. 277-278.