Archives de catégorie : Tercets

Nous nous battons les flancs et toi tu te reposes ; — 1844 (6)

Pierre Dupont Les deux anges

A mon ami Théodore de Banville

Nous nous battons les flancs et toi tu te reposes ;
Nous t’accusons tout bas : n’aurais-tu pas raison ?
Les lueurs sont encor vagues à l’horizon ;
On n’a pas de fruits mûrs, ni de moissons écloses.

Nous sommes condamnés à célébrer les roses,
Le retour, le déclin de la belle saison:
L’hiver nous fait rentrer des champs à la maison
Où nous perdons nos vers à de petites choses.

Tu rêves cependant. Ta muse attend le jour
Où ceux de notre temps seront grands à leur tour,
L’heure lente à venir des futures mêlées

Que nos aiglons d’hier soient des aigles demain,
Je laisserai tomber la plume de la main
Pour applaudir au vol de tes strophes ailées.

Q15  T15

Quand j’étais plus enfant, mon cœur était joyeux — 1844 (5)

Henri Chevreau & Léon Laurent-Pichat Les voyageuses

A Madame M***J***

Quand j’étais plus enfant, mon cœur était joyeux
De vous voir dans mon rêve ou bien dans ma pensée
Repasser à la place où vous étiez passée !
Je vous aimais alors en silence et des yeux !

Quand ma timidité première fut passée,
Que mon œil fut compris par vos regards soyeux,
Sur mes lèvres mon âme errait en insensée,
Vous deviniez déjà ; je n’en aimais pas mieux !

Plus tard, je vous contai, dans un jour de folie
Le secret déjà su de ma mélancolie ;
Je vous aime aujourd’hui de l’âme et de la voix !

Si vous ne venez pas en aide à mes alarmes,
Un jour, bientôt peut-être, un jour, et, je le vois,
J’ai peur de vous aimer de souffrance, et de larmes !

Q17  T14

Quand Pétrarque révait à la beauté, Madame, — 1844 (4)

Louis Ullbach Gloriana

Sonnet à Madame M***J***

Quand Pétrarque révait à la beauté, Madame,
Comme un diamant pur il taillait un sonnet,
En faisait une coupe, y répandait son âme,
Et Laure souriant de ses mains la prenait.

Oh ! ce poète heureux sur lequel une femme,
Dans un ciel azuré saintement rayonnait ,
Me disputant ces vers que votre voix réclame,
Il vous les offrirait, hélas ! s’il revenait.

Mais de vous obéir, moi, je me sens indigne.
Il faudrait, pour oser ce que votre œil désigne,
A moi plus de talent, à vous mains de vertu !

Car vous, à qui le ciel, harmonieux mélange !
Mit une âme d’artiste avec un regard d’ange,
Vous pourriez être Laure, et Pétrarque n’est plus !

Q8  T15  s sur s

Reine au manteau d’azur, dont l’époux est un Dieu, — 1844 (3)

Jules Pichon Les cyprès de l’Iran

La Vierge Marie

Reine au manteau d’azur, dont l’époux est un Dieu,
Ton nom est rayonnant de mystères étranges,
Ton front est plus brillant que tous les fronts des anges,
Il exhale un parfum qui charme chaque lieu.

Tel qu’un astre qui luit sous le firmament bleu,
Tu passes parmi nous sans toucher à nos fanges,
Ton cœur, trône immortel de vertus sans mélanges
Passa par le malheur comme l’or par le feu.

Avec un doux souris, glissant sur son visage,
La mère à son enfant montre ta chaste image
Et le petit Jésus que tu nourris de miel.

Pendant que sur ton sein ton divin fils repose,
Elle effeuille sur toi sa couronne de rose
Et s’enivre à tes pieds des voluptés du ciel.

Q15  T15

J’aurais aimé Mignon, que Goethe a célébrée, — 1844 (2)

Hippolyte Lucas Heures d’amour

Sonnet

J’aurais aimé Mignon, que Goethe a célébrée,
Fille de bateleur, au corps svelte et charmant,
Dont la voix est si pure en chantant la contrée
Où fleurit l’oranger sous un ciel si riant ;

Clémentine cherchant sa raison égarée ;
Béatrice, ange pur, que Dante allait priant ;
Mais surtout Ophélie, en un fleuve attirée,
Comme un saule pleureur, près du bord se noyant.

Enfin, pour dire mieux, je déteste les femmes
Aux regards assurés, aux orgueilleuses âmes,
Roses de trop d’éclat éblouissant mes yeux.

Mais j’aime les beautés aux paupières baissées,
Fleurs pareilles à toi, sur leur tige affaissées,
Dont le parfum est près de s’enlever aux cieux !

Q8  T15

Dans mon coeur, sombre abîme, où, sous le pont du doute, — 1844 (1)

Pétrus Borel in L’Artiste

30 septembre

Dans mon coeur, sombre abîme, où, sous le pont du doute,
A flots silencieux coule l’impiété,
Où toute passion a son anxiété,
Où le rire poursuit ce que l’homme redoute,

Comme sur un rocher aride et culbuté,
Où jamais le chevreuil ne se suspend et broute,
Parmi les noirs débris de son épaisse croûte,
Au fond d’une profonde anfractuosité,

Depuis bientôt six ans une herbe humble et craintive,
Mais vivace, a grandi. Son front est soucieux,
Sa tige est pâle et frêle. Elle souffre captive!

Pourtant comme le chêne elle irait jusqu’aux cieux;
Pourtant, si vous vouliez, de cette chétive herbe,
Madame, vous feriez l’arbre le plus superbe!

Q16 – T23

Nos violons français, l’Europe les préfère ; — 1843 (28)

Charles Lefeuve Nouvelles poésies

A P.

Nos violons français, l’Europe les préfère ;
Mais leur école, habile aux contrastes saillants,
Aimant à transposer les tons, les caractères,
Exécute le mieux les mouvements brillants.

Ton violon sait seul, artiste germanique,
Nous rappeler de Spohr les prolongés accens.
De la ballade ayant l’horizon poétique,
Il chante, et jusqu’au drame il atteint par instants.

Dire que par delà les nombreuses nuances
Des temps et du talent, comptent comme distances,
L’esprit des nations perce en tout et toujours !

Chez toi l’adagio, plein d’amoureuses grace,
Paraît tout un roman ; et notre allegro passe
Comme un bon mot, valeur des françaises amours.

Q38  T15

Pourquoi livrer ces vers, baignés de tant de larmes, — 1843 (27)

Alphonse Le Flaguais Marcel

Pourquoi livrer ces vers …. ?

Pourquoi livrer ces vers, baignés de tant de larmes,
Au monde qui ne veut qu’égayer ses loisirs ?
Pourquoi lui confier ces intimes alarmes ? …
Il aime les chansons et se rit des soupirs.

Ces accents d’un amour plein de deuil et de charmes,
Se perdront sous le ciel comme de vains désirs.
Notre siècle moqueur a de cruelles armes
Contre l’infortuné qui trouble ses plaisirs.

Mais un besoin puissant trouble l’âme trop pleine
D’épancher ses secrets, de raconter sa peine,
Et sitôt qu’on se plaint on se croit soulagé !

Je redis mon bonheur, mon beau songe rapide ;
J’aimais, …. un tel amour, malgré la tombe avide
Reste le même encor lorsque tout a changé.

Q8  T15

Au sein de la cité bourbeuse, tristes murs, — 1843 (26)

Alexandre Cosnard Tumulus

A mon ami Prosper Doyen – sonnet

Au sein de la cité bourbeuse, tristes murs,
Où vont se dégorger tous les égouts du globe ;
Où celui qui blasphème et celui qui dérobe
Surabondent de joie en leurs ébats impurs :

Jeune homme, qui, marchant à pas fermes et purs
Parmi tout ce limon sans souiller votre robe
Avez gardé la foi, jeune homme ardent et probe
Qui passez votre vie en dévouements obscurs,

Quand je vous vois souffrir du corps, souffrir de l’âme,
Parfois contre le ciel je pousse un cri de blâme,
Puis je dis : « Celui-là souffre pour nos péchés !

Et c’est sans doute l’un de ces justes cachés,
Dont la sainte présence ici nous sauve encore
Et fait hésiter Dieu prêt à brûler Gomorrhe »

Q15  T13  bi

Toujours en te lisant j’ai cru sentir, Poète, — 1843 (25)

Philippe Busoni Etrusques

Sonnet sur Dante

Toujours en te lisant j’ai cru sentir, Poète,
Comme un être charnel frissonne sous ton vers ;
Il souffre, à ses sanglots répondent les enfers ;
Il aime, et ses soupirs un ange les répète.

C’est le cri du damné, c’est le chant du Prophète,
C’est l’homme-Dieu mourant ; à ses pieds l’univers
En proie aux passions, gouffres toujours ouverts,
Et le ciel qui rayonne et splendit* sur sa tête.

C’est la lyre et le glaive, oui la lyre d’airain
Et le glaive sacré de la théologie
Qui brillent dans ta main vengeresse et rougie.

Béatrice est l’esprit, le Virgile serein
La forme, ainsi tu vas dans ta grande Elégie
Et l’homme effrayé pense au juge souverain.

Q15  T28 * un ‘disparu du Littré’ (HN°: avoir de la splendeur. « Elle voyait grandir et splendir à mesure / Du céleste captif la touchante figure / (Lamartine – La chute d’un ange)