Archives de catégorie : Tercets

Ceux-ci, las de l’aurore et que tenta la vie, — 1902 (3)

Henri de Régnier La cité des eaux

Dédicace

Ceux-ci, las de l’aurore et que tenta la vie,
S’arrêtent pour jamais sous l’arbre qui leur tend
Sa fleur délicieuse et son fruit éclatant
Et cueillent leur destin à la branche mûrie.

Ceux-là, dans l’onyx dur et que la veine strie,
Après s’être penchés vers l’eau la reflétant,
Sur la pierre vivante et qui déjà l’attend
Gravant le profil vu de leur propre effigie

D’autres n’ont rien cueilli et ricanent dans l’ombre
En arrachant la ronce aux pentes de décombre,
Et leur haine est le fruit de leur obscurité.

Mais vous Maître, certain que toute gloire est nue,
Vous marchiez dans la vie et dans la vérité
Vers l’invisible étoile en vous-même apparue.

(A la Mémoire de Stéphane Mallarmé)

Q15 – T14 – banv

Un obscur mouvement d’amour et de musique — 1902 (2)

Saint-Georges de Bouhélier Les chants de la vie ardente

Les rythmes

Un obscur mouvement d’amour et de musique
Sort des globes lointains et balance mes vers,
Or bercé par les lois de l’immense univers
Mon poème se scande et vit dans la physique.

Ces mondes dont le rythme à ma voix communique
Ces tourbillons divins et ces accents divers
Prolongeant dans mes chants leur force et leur éclair
Créent en eux un esprit religieux et panique.

Ainsi les stances d’or de mes sonnets égaux
Reproduisent l’élan des sphères dans leur groupe,
Et celui qui les lit ne lit pas que des mots.

Mais, subissant les lois des planètes du ciel,
Dont ces sonnets ont emprunté l’essentiel,
Il voit bondir l’éther au-dessus de leur troupe.

Q15 – T25  – s sur s

Un sonnet, dites-vous; savez-vous bien, Madame, — 1902 (1)

– revue Le Sonnettiste (Louis Le Roy)

Un Sonnet

Un sonnet, dites-vous; savez-vous bien, Madame,
Qu’il me faudra trouver trois rimes à sonnet?
‘Madame’, heureusement, rime avec ‘âme’ et ‘flamme’,
Et le premier quatrain me semble assez complet.

J’entame le second. Le second je l’entame
Et prends en l’entamant un air tout guilleret;
Car ne m’étant encor point servi du mot ‘âme’,
Je compte m’en servir et m’en sers en effet.

Vous m’accorderez bien, maintenant, j’imagine,
Qu’un sonnet sans amour ferait fort triste mine,
Qu’il aurait l’air boiteux, contrefait, mal tourné.

Il nous faut de l’amour, il nous en faut quand même,
J’écris donc en tremblant: je vous aime ou je t’aime,
Et voilà, pour le coup, mon sonnet terminé.

Q8 – T15  – s sur s

Un nuage a passé sur votre ciel, Madame, — 1901 (14)

Guy de Maupassant in  Annales politiques et littéraires

Sonnet

Un nuage a passé sur votre ciel, Madame,
Cachant l’astre éclatant qu’on nomme l’Avenir,
La douleur a jeté son crêpe sur votre âme
Et vous ne vivez plus que dans un souvenir.

Tout votre espoir s’éteint comme meurt une flamme,
Aucun lien parmi nous ne vous peut retenir,
Vous souffrez et pleurez, et votre coeur réclame
Le grand repos des morts qui ne doit pas finir.

Mais songez que toujours, quand le malheur nous ploie,
Aux coeurs les plus meurtris Dieu garde un peu de joie
Comme un peu de soleil en un ciel obscurci.

Et que de ce tourment qui ronge notre vie,
Madame, si demain vous nous étiez ravie,
Bien d’autres souffriraient qui vous aiment aussi.

Q8  T15

Il a bien su jouer d’une femme docile, — 1901 (13)

Aimé Passereau in Le Sagittaire

Les joyeusetés, VIII

Il a bien su jouer d’une femme docile,
Et s’enrichir sans regarder à la façon
Qui dont reconnaîtrait sous l’éclat du blason
Acheté au Saint-Père, un garçon de vaisselle ?

On se l’arrache, il est le roi de la ’saison’
Il assiste à tous les dîners qu’on donne en ville,
Son luxe énorme et sa brochette universelle
Flattent la vanité des maîtres de maison.

D’avoir été laquais, marlou, ça l’avantage !
De ses courbes d’échine et de ses cocuages
Il porte à ses revers la suite écrite en croix.

Il est chargé de tous les crachats qu’il mérite
Pourtant il se désole à voir que ses étroits
Parements et qu’aussi la Honte ait ses limites !

abba’  baa’b T14  bi

La Ville expire au glas des cloches monotones — 1901 (12)

Léon Bocquet Flandre

Les cloches, II

La Ville expire au glas des cloches monotones
La ville triste meurt sans personne, personne! …
Dans le brouillard épais et morne de l’automne,
Des siècles de douleur aux vieilles cloches sonnent
.
Sanglots d’âme, sanglots éperdus et cris sourds,
Détresse de chair nue étreinte par l’amour,
Longs spasmes, longs soupirs, râle d’un néant lourd,
Les cloches, aux baisers du vent, souffrent toujours.

Qu’ils sont tristes, la nuit, lorsque le ciel pluvine
D’une petite pluie incessante et très fine
Où claque un vent mouillé comme un drap de cercueil!

Une pauvre lueur tremblote au réverbère,
Et, profilant son ombre jaune sur ce deuil,
Veille l’obscurité des quartiers de misère.

aaaa bbbb – T14

Aux invisibles bords du ru de la Gabelle, — 1901 (11)

José -Maria de Hérédia Oeuvres: reliquat; vers de circonstance

Sonnet libertin

Aux invisibles bords du ru de la Gabelle,
Dont le chemin de fer a détourné le cours,
Avec ma chère, avec ma douce, avec ma belle,
Nous allions, en tenant de suaves discours.

Soudain elle s’élance. Alors moi: – Pourquoi cours
– Tu? Tu vas trop vite; qu’as tu donc Isabelle?
Il faut garder aux champs la démarche des cours!
Je crus qu’elle volait pour cueillir des ombelles.

Tout à coup, ô stupeur! elle va s’accroupir
Au talus gazonné du petit précipice.
Que fais-tu? m’écriai-je. Elle me dit: Je pisse.

Le vent gonflait sa jupe avec un lent soupir
Et je vis, écumant à la rive rebelle
Sourdre une autre Naïade au ru de la Gabelle.

Q11 – T30 – y=x (e=b) – Un Hérédia peu connu, « libertin » par le traitement non classique de l’alexandrin et la disposition des rimes bien éloignée de celle des Trophées

Au crépuscule doux, une feuille d’automne, — 1901 (10)

Jules Supervielle Brumes du passé

Désespoir

Au crépuscule doux, une feuille d’automne,
Devant l’hiver qui vient se lamente et frissonne,
Mais avant de mourir, dans l’horizon vermeil,
Elle regarde au loin la trace du soleil.

Elle pense aux beaux jours, elle songe au réveil
Des feuilles au Printemps quand le soleil rayonne,
Elle est triste d’entrer dans l’éternel sommeil
Et de sentir pleurer l’arbre qu’elle abandonne.

Mais avant de tomber tristement sur la terre,
Elle baise longtemps la branche, puis elle erre
Heureuse dans la mort d’emporter un baiser.

Et moi je suis semblable à la feuille d’Automne,
Mais avant de mourir je tremble et je frissonne,
Car je ne trouve pas de lèvres à baiser …

Q5 – T15

C’est un soir tendre comme un visage de femme. — 1901 (9)

Albert Samain Le chariot d’or

Soir

C’est un soir tendre comme un visage de femme.
Un soir étrange, éclos sur l’hiver âpre et dur,
Dont la suavité, flottante au clair-obscur,
Tombe en charpie exquise aux blessures de l’âme.

Des vers angélisés … des roses d’anémie …
L’Arc-de-Triomphe au loin s’estompe velouté,
Et la nuit qui descend à l’horizon bleuté
Verse aux nerfs douloureux la très douce accalmie.

Dans le mois du vent noir et des brouillards plombés
Les pétales du vieil automne sont tombés.
Le beau ciel chromatique agonise sa gamme.

Au long des vieux hôtels parfumés d’autrefois
Je respire la fleur enchantée à mes doigts.
C’est un soir tendre comme un visage de femme.

Q63 – T15  – Le vers 14 est identique au vers 1

Le soleil, par degrés, de la brume émergeant, — 1901 (8)

Albert Samain Le chariot d’or

Matin sur le port

Le soleil, par degrés, de la brume émergeant,
Dore la vieille tour et le haut des mâtures;
Et, jetant son filet sur les vagues obscures,
Fait scintiller la mer dans ses mailles d’argent.

Voici surgir, touchés par un rayon lointain,
Des portiques de marbre et des architectures;
Et le vent épicé fait rêver d’aventures
Dans la clarté limpide et fine du matin.

L’étendard déployé sur l’Arsenal palpite;
Et de petits enfants, qu’un jeu frivole excite,
Font sonner en courant les anneaux du vieux mur.

Pendant qu’un beau vaisseau, peint de pourpre et d’azur,
Bondissant et léger sur l’écume sonore,
S’en va, tout frissonnant de voiles, dans l’aurore.

Q49 – T13