Archives de catégorie : formules principales

D’autres ont pour vous voir, vous aimer et sentir — 1905 (2)

Léon Deubel La lumière natale

La haine amoureuse

D’autres ont pour vous voir, vous aimer et sentir
Vos regards enchâsser en eux leurs diamants,
Puis, la fleur du blasphème à la lèvre, mourir
Loin de leur ciel et de leurs dieux, en vous nommant.

O source de blancheur que nul ne peut ternir,
D’autres ont habité leur rêve décevant
Et vous ont asservie à leur vaste désir
Comme un aigle asservit sa proie, en l’enlevant.

Moi, libre de vos liens déjà plus qu’à moitié,
Sans implorer de vous le pain de la pitié
Que l’on jette à celui dont l’âme vit sur terre,

Soucieux seulement de ne vous point chérir,
Je rentre dans ma haine ainsi qu’en un repaire
Pour y cuver le vin de votre souvenir.

Q8 – T14

Tel un abstrait poivrot monolodivaguant, — 1904 (3)

Alphonse Allais Mes insolations –

La carpe

Tel un abstrait poivrot monolodivaguant,
Mélancolique et lente emmi les froides ondes,
O carpe, tu t’en vas rêvant et zigzagant,
Insouciante en tes solitudes profondes.

Ta métallique peau, qui colle comme un gant,
Te donne l’air d’un chevalier des autres mondes.
Quels pensers sont cachés – jamais se divulguant –
Derrière les vitraux de tes prunelles rondes?

Le flot léger qui naît de ton mouvement doux
Dans les herbes du fond fait un léger remous;
Et, sans craindre l’anguille et le brochet vorace,

Tu traces des arabesques à l’infini,
S’entrelaçant comme un souple macaroni,
Et des zigzags tels que – seule – la carpe en trace.

Q8 – T15

Dans le frais jardin contigu — 1904 (2)

Alphonse Allais Mes insolations –

L’aquarelle

Dans le frais jardin contigu
A ma chétive maisonnette,
Peint – sous le soleil chaud, aigu –
L’enfant chétive mais honnête.

Dans un récipient exigu
Ses petits pinceaux font trempette:
Pinceaux poil de cheval bégu,
Poil de blaireau, poil de belette.

Elle aquarellise, vraiment,
Elle est bien dans son élément,
La vierge aux poses si gentilles.

Musset ne l’a-t-il pas chanté,
Avec sa grande autorité?
Aquarell’ veut les jeunes filles!

Q8 – T15 – octo   (TLF) bégu ; [En parlant d’un cheval, d’une jument] Dont les incisives conservent la cavité externe au-delà de l’âge normal (10 ans en moyenne)

Faire un sonnet semble chose facile; — 1903 (6)

L.D. Bessières Mes trois sansonnets

Le sonnet

Faire un sonnet semble chose facile;
L’alexandrin et le versiculet
S’y prêtent, mais, fait ou non d’un seul jet,
Le réussir en tout est difficile.

Il n’y faut mettre un seul mot inutile,
Lui bien donner la couleur du sujet;
Qu’il soit mordant, amoureux, indiscret,
Extravagant, sérieux, ou futile.

Mais commencer, avant d’avoir rien fait,
Par composer le deuxième tercet;
S’il est bon, c’est la moitié de l’ouvrage.

Car là devra se porter tout l’effet,
Le coloris, la plus puissante image
Qui doit former la chute du sonnet.

Q15 – T14 – banv –   – s sur s  déca

Le soir est imprégné de nard et de santal. — 1903 (5)

Paule RiversdaleEchos et reflets

Sonnet vénitien

Le soir est imprégné de nard et de santal.
Lève sur moi tes yeux stagnants de Dogaresse,
Tes yeux que l’ennui vert des lagunes oppresse,
Las d’avoir contemplé la moire du canal.

Autour de toi s’affirme un silence automnal;
Le dangereux  parfum des bâtardes caresses
Ton front sans véhémence, ô fragile Maîtresse,
Dont le souffle ternit à peine le cristal.

Le roux vénitien des tes cheveux anime
La solitude où traîne un sanglot de victime.
Tragique, le couchant te prête son décor.

Tu portes le fardeau d’une antique infortune,
Quand tu fuis vers le sable où la Mer aux pieds d’or
Pleure sous le baiser stérile de la lune.

Q15 – T14 – banv

Incitatus est morne. Un mal, dont la naissance — 1903 (4)

Paul BilhautÇa … et le reste

Incitatus (sonnet obscur)
– A lire comme quelques autres – avec un Larousse à portée de la main

Incitatus est morne. Un mal, dont la naissance
Echappe aux plus savants, en stabulation
A figé les élans de son adolescence
Et sa spumeuse ardeur meurt en supputation.

Lui, si svelte jadis, n’est qu’une turgescence;
Rien ne peut ranimer l’éteinte coction,
Rien, ni squine, ni spic. Il gît sans connaissance.
L’Inmerator est dans la consternation.

Ils implorent les dieux qui veillent près de l’âtre;
Sans que des favoris s’allège le tourment.
Mais paraît un lapithe, un habile hippiâtre;

Son art, nouveau pour tous, tient de l’enchantement!
Si bien qu’Incitatus, les jambes sanguinées,
Renaît, sous le baiser ling des hirudinées.

Q8 – T23  –  (H.N.) stabulation : séjour ou entretien continu des bestiaux à l’étable. squine : sorte de bois soporifique fourni par la racine ligneuse du ‘smilax china’  hirudinée : qui ressemble à une sangsue – quant au lapithe, il combat le Centaure – pour hippiâtre cf Notice sur les mots hippiâtre, vétérinaire et maréchal, par J.-B. Huzard. – Les hirudinés ou sangsues sont totalement dépourvus de parapodes et de soies. Ces vers ont un nombre de segments constant (33) auquel il faut ajouter le prostomium. L’extrémité antérieure est pourvue d’une ventouse buccale. L’extrémité postérieure est également pourvue d’une ventouse discoïdale.

O mois tant célébré, décrit, peint et chanté — 1903 (3)

Jacques NormandLes visions sincères

Mai

O mois tant célébré, décrit, peint et chanté
En d’innombrables vers et d’innombrables proses,
Mois des baisers d’amour sur les lèvres mi-closes,
Je hais ton vain renom et ta vulgarité.

En toi tout est rancœur, tout est banalité,
Banals tes doux zéphyrs et banales tes roses,
Et sous ton nom banal, à mes rimes en oses ,
S’accouple la fadeur de mes rimes en .

Aussi, quand on te voit à travers les peintures
Et les refrains poncifs et les littératures,
Plus d’un, pareil à moi, se moque-t-il un peu …

Mais d’un premier rayon dès que tu nous effleures,
Nos regards attendris montent vers le ciel bleu …
Et les vieilles chansons nous semblent les meilleures!

Q15 – T14 – banv

Cheveux gaîment taillés et qu’un coup de vent fouette — 1902 (15)

– Jules Jouy in Léon de Bercy : Montmartre et ses chansons

Coquelin cadet

Cheveux gaîment taillés et qu’un coup de vent fouette
Nez en l’air, adorant la nue avec ferveur ;
Œil naïf, effaré, comiquement rêveur,
Qui semble suivre, au ciel, le vol d’une alouette.

Saluez, bons bourgeois ; c’est l’ami Pirouette :
Vif croquis d’un talent de fantasque saveur ;
Eau-forte d’un jet large, osé, dont le graveur
Sur le convenu plat culbute et pirouette.

Qu’il cisèle l’esprit, geigne le Hareng Saur,
Vive sa gaîté franche au juvénile essor !
Hilare comme un Fou, grave comme un problème,

Hanlon ganté de frais, ô clown en habit noir !
J’aime le rire anglais peint sur la face, blême
Comme une lune ovale au faîte d’un manoir.

Q15  T14 – banv –  La loi du rasoir d’Hanlon (William James ?) s’énonce ainsi :« Ne jamais attribuer à la malignité ce que la stupidité suffit à expliquer. »

Madame de Méryan repose en paix. Sa tombe — 1902 (14)

– Hughes Delorme in Léon de Bercy : Montmartre et ses chansons

La mort en dentelles

III

Madame de Méryan repose en paix. Sa tombe
Se dresse au fond du parc, proche le boulingrin.
Quatre saules, courbant leur vieux torse chagrin,
S’inclinent, courtisans pleureurs, quand le soir tombe.

La tour du colombier domine, où la colombe
Et le ramier s’en vont se gaver de bon grain.
Du village lointain, la chanson d’un crincrin
Soupire, et rit, et crie, et nasille, et succombe.

Vêtu d’ombre, pensif, monsieur l’abbé Griseul
Auprès du monument vient s’agenouiller seul.
«  La marquise, ayant fait son sourire à saint Pierre,

Est au ciel ! … » se dit-il. Mais soudain il pâlit :
Lui rappellant les deux colombes du grand lit,
L’oiseau du Saint-Esprit est sculpté dans la pierre !

Q15  T15

Madame de Méryan est morte. Ce n’est plus — 1902 (13)

– Hughes Delorme in Léon de Bercy : Montmartre et ses chansons

La mort en dentelles

II

Madame de Méryan est morte. Ce n’est plus
Qu’un cadavre fluet que le froid violace.
L’abbé Griseul (il fut beau comme Lovelace)
Marmonne au pied du lit des rythmes superflus.

Ils se sont adorés à quinze ans révolus ;
Ensemble on les surprit, lui timide, elle lasse,
Ce qui divertit fort parmi la populace
Filles de cabarets et bourgeois goguelus.

Ce souvenir, qu’il veut rejeter en arrière,
Trouble perversement l’abbé dans sa prière.
Sur le pastel il voit les lèvres de jadis ;

Il baisse le regard sous l’éclair des prunelles,
Et craignant pour tous deux les flammes éternelles,
Mêle un confiteor à son De Profundis.

Q15  T15  goguelu (TLF) Pop., vieilli. Synon. de vaniteux, présomptueux