Archives de catégorie : Formule entière

Le feu hantait nos jours et les accomplissait, — 1958 (17)

Yves Bonnefoy Hier régnant désert

Le bel été

Le feu hantait nos jours et les accomplissait,
Son fer blessait le temps à chaque aube plus grise,
Le vent heurtait la mort sur le toit de nos chambres.
Le froid ne cessait pas d’environner nos cœurs.

Ce fut un bel été, fade, brisant et sombre,
Tu aimas la douceur de la pluie en été
Et tu aimas la mort qui dominait l’été
Du pavillon tremblant de ses ailes de cendre.

Cette année-là, tu vins à presque distinguer
Un signe toujours noir devant tes yeux porté
Par les pierres, les vents, les eaux et les feuillages.

Ainsi le soc déjà mordait la terre meuble
Et ton orgueil aima cette lumière neuve,
L’ivresse d’avoir peur sur la terre d’été.

bl

Tout ce que je demande c’est de mettre un peu de terre dans le creux de la main — 1958 (10)

Raymond Queneau Sonnets

Terre meuble

Tout ce que je demande c’est de mettre un peu de terre dans le creux de la main
Juste un peu de terre dans laquelle je pourrais m’enfouir et disparaître
Regardez comme je l’étale grande cette paume on croirait qu’à tous je veux serrer la main
Et pourtant mon seul désir mon unique but et mon vœu le plus cher c’est de disparaître

J’écrivais dans de petits carnets des tas de choses au crayon qui étaient destinées à disparaître
Comme allaient s’évanouir aussi la verdure des graminées et la poussière des chemins – oui tout ça s’évanouirait demain
Je suivais la même courbe que les rails du tramouai qui déjà semblaient prêts à disparaître
Et je savais déjà oui déjà que je ne penserais qu’à une seule chose à tout finir, à finir tout ça – demain

Peintres échafaudés le long des murs de la chapelle Sixtine!
Sculpteurs agrippés le long des monts marmoréens!
Sachez sachez bien que je ne confonds pas ah mais non votre art avec de la bibine

Poètes qui sondez les mystères héraclitéens!
Prosateurs! Dramaturges! Essayistes! N’éprouvez aucun remords!
De mes amis je n’attends qu’un peu de terre dans la main – et des autres la mort

Q11 – T23 – m.irr  – quatrains sur deux mots-rimes – vers longs

Si j’osais je dirais ce que je n’ose dire — 1958 (6)

Raymond Queneau Sonnets

Qui cause? qui dose? qui ose?

Si j’osais je dirais ce que je n’ose dire
Mais non je n’ose pas je ne suis pas osé
Dire n’est pas mon fort et fors que de le dire
Je cacherai toujours ce que je n’oserai

Oser ce n’est pas rien ce n’est pas peu de dire
Mais rien ce n’est pas peu et peu se réduirait
A ce rien si osé que je n’ose produire
Et que ne cacherait un qui le produirait

Mais ce n’est pas tout ça Au boulot si je l’ose
Mais comment oserai-je une si courte pause
Séparant le tercet d’avecque le quatrain

D’ailleurs je dois l’avouer je ne sais pas qui cause
Je ne sais pas qui parle et je ne sais qui ose
A l’infini poème apporter une fin

Q8 – T15

Entre deux grands pays c’est un maigre sentier — 1958 (4)

Pierre-Jean JouveInventions

Sente

Entre deux grands pays c’est un maigre sentier
Unique et solitaire aveugle: entre les neiges
D’une haute abstraction des eaux et du ciel
Et le gouffre argenté du souvenir d’Hélène.

Le minuscule amour est un sentier d’herbage
Où la terre hésitante entre les durs cailloux
Et quelque monument de roc et de ravage,
Se courbe se reprend et s’effondre à genoux,

La végétation l’étouffant d’un automne:
Campanules et thym saxifrages de sang
Les ruines blanches et les potentilles jaunes

Tumulte infime et tout embrassé par le vent!
Et l’immense solaire avec la petite ombre
O bleu de sphère sur la tristesse du temps.

r. exc..

Souvent, tel un printemps répandu sur la mer — 1958 (3)

Pierre-Jean JouveInventions


Musique

Souvent, tel un printemps répandu sur la mer
J’ai suivi les remous des cordes bois et cuivres:
Sauvage allait la cavalière de la mort
Sonnant l’orage pour le malheur de la terre;

Ou douce de ses oiseaux déchirants, un soleil
Dans les pleurs, et le chant raisonnable des anges
Ayant séduit la bête avec un œil soyeux
Pour l’idylle du temps l’éternelle louange;

Discours infiniment tu par l’intime étrange
O gloriole des sons esprit de vision
Mystère entier comme est cette humaine vision.

r.exc – 11v  

Tu es plus belle que la nuit et comme Isis — 1958 (2)

Pierre-Jean JouveInventions

Isis

Tu es plus belle que la nuit et comme Isis
Tu es debout sur les cornes bleues de la lune,
Ta chair si blanche échappe au terme de beauté
Par mystère de lait irrigué de sang rose;

Comme une reine du ciel vert sur les nuages
Enveloppée avec l’écharpe des pensers
Ivre dès la naissance encore es-tu plus sage
De régner sur l’humain sans même le toucher;

Par un léger accord ou promesse d’un dieu
Se fait l’enfantement de tes rythmes et sphères
Et le stupre d’amour arraché des bas lieux,

O Beauté chaude et la dernière de nos âmes
Messagère de Dieu et rêve du sauveur,
Là où nul homme ne respire tu es charme.

bl  Indépendamment les quatrains et les tercets respectent l’alternance des mots-rimes (ainsi, jadis Du Bellay dans ‘arrière, arrière, ô méchant populaire », dans le sonnet entier»)

Est-il vrai qu’en ces lieux l’enchanteur ait passé, — 1957 (6)

Léon Lafoscade & Louis-Ferdinand Flutre Fantaisie brugeoise

Le lac d’amour

Est-il vrai qu’en ces lieux l’enchanteur ait passé,
Que le roseau des bords dissimule une ondine
Capable de verser à celui qui chemine
Un charme sous lequel il demeure insensé ?

Quel couple cependant resterait enlacé
Quand le prestigieux mirage le fascine ?
La plus prompte à céder se fait soudain béguine
Le plus entreprenant s’arrête ambarrassé.

Car Sainte Elizabeth prend en sa sauvegarde
Quiconque sur la berge à ses pieds se hasarde.
Dans les reflets du ciel où tremble un long clocher,

Le cygne se balance en rythme liturgique ;
Vigne et saule pleureur s’affligent du péché,
Et tout amour devient communion mystique

Q15  T14 – banv

Ainsi je suis le riche, dont la bien-heureuse clé — 1955 (4)

Pierre-Jean Jouve Shakesperaresonnets


52

Ainsi je suis le riche, dont la bien-heureuse clé peut le faire venir au doux trésor fermé, lequel il ne regardera pas à toute heure en sorte d’émousser la fine pointe du plaire.
Ce qui rend solennelles surprenantes les fêtes, est que venant rarement dans la longue chaîne de l’an, comme des pierres de valeur elles sont placées avarement, ou les joyaux capitaines de la parure.
Ainsi le temps qui vous conserve en ma cassette, ou comme garde-robe qui dérobe la robe, pour rendre quelque instant spécial spécialement précieux par nouveau déploiement d’une gloire secrète.
Bénédiction sur vous, dont les vertus sont si puissantes, qu’étant présent c’est le triomphe, étant absent l’espérance.

pr – sh52 « so am I as the rich whose blessed key »

Un visage de femme par la main de la Nature peint, — 1955 (3)

Pierre-Jean Jouve Shakesperaresonnets

20

Un visage de femme par la main de la Nature peint, tu l’as, maître-maîtresse de ma passion, un doux cœur de femme mais non point familier avec le traître changement comme c’est la façon des femmes fausses;
Un œil plus clair que les leurs, moins faux quand il tourne, et qui dore l’objet sur lequel il se fixe; homme en sa figure, ayant à sa disposition toutes les figures, qui dérobe les yeux des femmes et confond les âmes des femmes.
Et pour être femme d’abord tu fus créé; jusqu’à ce que la Nature, comme elle te forgeait, fût tombée en amour, et au surplus m’eût évincé de toi, en ajoutant la chose qui ne m’est d’aucun emploi.
Mais puisqu’elle t’a désigné pour le plaisir des femmes, que ton amour soit pour moi, et leur trésor ce soit l’usage de ton amour.

pr – tr « A woman ‘s face, with nature’s own hand painted »

Des créatures les plus belles nous désirons des naissances, — 1955 (2)

Pierre-Jean Jouve Shakesperaresonnets

1

Des créatures les plus belles nous désirons des naissances, que les beautés de la rose ne puissent mourir, mais que si la très mûre doit périr à son temps, son frêle héritier puisse en donner mémoire;
Mais toi, voué à tes seuls yeux resplendissants, tu nourris l’éclat de ta flamme par le brûlement de la substance de toi-même, créant une famine où c’était l’abondance, toi-même ton ennemi et trop cruel envers ton cher toi-même.
Toi qui es aujourd’hui frais ornement du monde, et seul héraut du merveilleux printemps, tu enterres ton bien dans l’unique bourgeon, cher avare, tu fais par lésine la ruine.
Aie pitié pour le monde – ou bien sois ce glouton: mange le dû au monde, par toi, et par la tombe.

pr – tr sh  « From fairest creatures we desire increase »