Archives de catégorie : Longueur du sonnet

Sur la côte, du bord d’une rivière d’huile — 1896 (14)

Maurice Rollinat Les apparitions

La forme blanche

Sur la côte, du bord d’une rivière d’huile
Qui roulait ses flots gris sous les cieux inquiets,
Loin, loin, vague à travers les feuilles, je voyais
Un très haut cheval blanc qui se mouvait tranquille.

Aux tournants de la route, au creux de chaque pente,
Brusque, il disparaissait pour surgir de nouveau,
Montrant lourdeur de plomb, roideur de soliveau,
Dans son allure grave et qui semblait rampante.

C’était certe un cheval ! Cela ne devait être
Autre chose ! et, pourtant, je pouvais en douter …
Son aspect ambigu me faisait hésiter…
Puis je m’apercevais qu’il avait bien des maîtres.

Oui ! des gens modelant leur marche sur la sienne,
Avec je ne sais quel singulier apparat,
Le suivaient … Et je fus, autant qu’il m’en souvienne,

Tout saisi quand passa juste devant mes saules
Au lieu d’un cheval blanc, un cercueil sous un drap
Que portaient six géants sur leurs larges épaules !

3 quatrains embrassés – T24 (cdc ede (plusieurs exemples dans le même livre))

La vie est toute tracée — 1893 (22)

Paul Verola Les baisers morts

Scepticisme

La vie est toute tracée
Et, gondole sans rameur,
L’âme coule, harassée,
Amour, sifflet ou rumeur

A rien ne sert se débattre ;
Le cœur fuit, méchant ou bon :
Toujours noir est le charbon ;
Toujours blanc sera l’albâtre.

L’âme, toute embarrassée,
N’entraîne que ce qui meurt,
Baisers secs, fleur trépassée,
Bois mort et vaine clameur !

Elle va, troupeau sans pâtre
Et sans but, à l’abandon,
Broutant violette ou chardon,
Yeux bleus ou dégoût saumâtre.

Dans le cœur rien ne peut naître
Et tout ce qui y pénètre,
Y pénètre pour mourir,

De l’univers sanctuaire
Il n’est que l’obituaire
Changeant printemps en hiver ;

Larmes, cris, chants de victoire,
Il est le four crématoire
Incinérant l’Univers !

Quatre quatrains (abab a’b’b’a’ abab a’b’b’a’) et trois tercets ( ccd c’c’d’ eed’ ; la rime ‘d’ est quasi-orpheline)

A pas lents, et suivis du chien de la maison, — 1893 (4)

Albert Samain Au jardin de l’infante

Automne

A pas lents, et suivis du chien de la maison,
Nous refaisons la route à présent trop connue.
Un pâle automne signe au fond de l’avenue,
Et des femmes en deuil passent à l’horizon.

Comme dans un préau d’hospice ou de prison,
L’air est calme et d’une tristesse contenue;
Et chaque feuille d’or tombe, l’heure venue,
Ainsi qu’un souvenir, lente, sur le gazon.

Le Silence entre nous marche – coeurs de mensonges,
Chacun, las du voyage, et mûr pour d’autres songes,
Rêve égoïstement de retourner au port.

Mais les bois ont, ce soir, tant de mélancolie
Que notre coeur s’émeut à son tour et s’oublie
A parler du passé, sous le ciel qui s’endort,

Doucement, à mi-voix, comme d’un enfant mort …

Q15 – T15 +  d – 15v – 15 vers, comme souvent chez Samain.

Mes songes au printemps, vont, là-bas, habiter. — 1991 (35)

La France moderne

Le harem

Mes songes au printemps, vont, là-bas, habiter.
Oui, là-bas, un harem où les belles du monde,
Fronts blancs, fronts jaunes, fronts rouges et tatoués,
Ont fait de mon désir l’agrafe de leurs voiles.

Leurs douces mains, leurs mains promptes à me flatter,
Sentent bon l’oliban et la banane blonde
Et leurs yeux d’animaux aux voluptés voués
Brûlent, sous mon regard, ainsi que des étoiles.

Mais je n’en aime aucune et suis épouvanté.
Lorsque de mon espit ces chairs s’épanouirent,
Comment dans leur parfum n’ai-je pas palpité ?

Oh ! les rêves qui si longtemps me réjouirent,
Montreurs de ciels d’orgueil, diseurs de rythmes bleus,
Mes rêves triomphaux, est-ce qu’ils me trahirent
Et que mon vrai cœur seul serait miraculeux ?

(Fernand Mazade)

abab’  abab’ 15v

Le temps morne a fermé l’oeil clair des pierreries — 1891 (15)

Le concours de La Plume

(concours n° 143)

Sonnetin

Le temps morne a fermé l’oeil clair des pierreries
Sa poussière a terni le bois d’ébène et l’or
Et le riche brocard des lourdes draperies.
Le temps respectueux n’osa jamais encor

Faner ce frais visage et ces lèvres fleuries
Sur le lit centenaire où  la Princesse dort.
O rose fleur, parmi les tresses décoiffées

L’éphèbe émerveillé la baisa doucement.
Voilà comme, un matin, le Prince élu des Fées
Tira de son sommeil la Belle au Bois dormant.

aba bab cd cd – Le ‘sonnetin’ est une sorte de ‘sonnet court’, de répartition 3+3+3+2. Je ne lui connais pas de descendance.

Pour avoar du bonne mékéroni, il fallait avoar du bonne fromédje. — 1885 (2)

Mac Nab Poèmes mobiles

Le Mékéroni!
sonnet britannique en prose
A M. Plet

Pour avoar du bonne mékéroni, il fallait avoar du bonne fromédje.
Aoh! …
Mais, pour avoar du bonne fromèdje, il fallait avoar des bonnes pétiourédjes.
Aoh! …
Et, pour avoar des bonnes pétourèdjes, il fallait bôcoup d’ârgent.
Aoh! Compréné vos,
Jé keuntiniou:
Pour avoar bôcoup d’ârgent,

il fallait vender baôcoup de keuteune.
Mais, pour vénder baôcoup de keuteune,

il fallait avoar le canal de Souez.
Donc, pour avvoar du bonne mékéroni,

il fallait avoar le canal de Souez!

bl – m.irr

– Foutons-nous, mon âme, foutons-nous dare-dare, — 1882 (13)

Alcide Bonneau (trad) Sonnets luxurieux de l’Arétin

Sonnet I

– Foutons-nous, mon âme, foutons-nous dare-dare,
Puisque pour foutre nous sommes tous nés ;
Si tu adores le vit, moi j’aime le con,
Le monde serait un rien qui vaille sans cela.

Et si post mortem il était permis de foutre,
Je te dirais : Foutons jusques à en mourir ;
Après, nous irons foutre Adam et Eve,
Qui furent cause de la malencontreuse mort.

– Vraiment, c’est vrai ; car si les scélérats
N’avaient mangé la traîtresse de pommes ;
Je sais bien que les amants ne cesseraient de jouir.

Mais laissons aller les bêtises ; et jusques au cœur
Plante-moi ton vît : fais que de moi jaillisse
L’âme que le vît fait tantôt naître et tantôt mourir,
Et, si c’était possible,
Ne me laisse pas hors de la motte tes couillons,
Heureux témoins de notre plaisir.

vl  tr  s. caudato, genre presque inconnu du sonnet français

Désireuse des champs, ô foule, tu te rues, — 1880 (26)

Jules Christophe in Revue indépendante

Quartier de la Sorbonne
Sonnet estrambote

Désireuse des champs, ô foule, tu te rues,
Les dimanches d’été, vers les chemins de fer ;
Mais, pour goûter le frais, loin de ce bruit d’enfer,
J’aime bien mieux vaguer parmi les vieilles rues.

Comme Montaigne, moi qui, jusqu’en ses verrues
Adore la « grand-ville », à l’ombre de mon fier
Panthéon je m’enfonce, et délecte mon flair
Aux odeurs des ruisseaux. Ainsi que Coxigrues

Le nez au vent je marche, observant quelque effet
De lumière, attentif, charmé, très satisfait.
Nul passant. parfois, seule, une jeune herboriste

En toilette élégante, assise sur le seuil
De sa boutique, rêve. Après, un liquoriste
Aux lourds et chauds parfums. Je contemple d’un œil
Scrutateur les détails du paysages triste,
Et, plein de souvenirs, de chansons et des cris,
Je sens frémir en moi l’âme du grand Paris.

Q15  T14  +dff

Un boudoir en désordre : effet de l’art. Hercule — 1874 (24)

Emile Dodillon Les écolières

Oraison funèbre
Madame se meurt ! Madame est morte !

Un boudoir en désordre : effet de l’art. Hercule
Aux pieds d’Omphale est peint sur le tapis ouaté.
Sur les meubles en bois de rose agrémenté,
Tous ces riens rococo d’un charmant ridicule.

Ces parfums de pays où bout la canicule
Changent en un creuset d’où sourd la volupté
Tous les trous de la peau. Le rideau velouté
Fait des plus francs soleils un adroit crépuscule.

Camélia se meurt. Et sa mère calcule
L’argent qu’elle fera de l’autel tant vanté :
Ce lit bas, sous l’alcôve, autour duquel, tenté
De s’y pamer encore, un jeune homme circule.

Il pleure, et sur le front de la chère beauté
Que le froid décolore, il essaye, irrité,
De rafraîchir un peu son front que l’amour brûle.

Pauvre enfant ! il avait pour elle tout quitté,
Et voilà qu’il lui faut, remis en liberté,
Etre autre chose, hélas !, qu’un roquet sans scrupule.

3Q abba  – T6  – y=x:c=b & d=a

4 exemples de sonnets à 3 quatrains en ‘abba’, 1 de quatre quatrains, tous sur deux rimes

Sentir en soi gémir une âme prisonnière, — 1873 (2)

Athanase Forest


Un conseil
triple sonnet

Sentir en soi gémir une âme prisonnière,
Brûler de soif que vient tout au plus étancher,
D’aventure, un lambeau de brise printanière,
Sur un sol raboteux à tout recoin broncher ;
Toujours du même pas et dans la même ornière,
Ainsi que fit et fait l’espèce moutonnière,
Que pousse à l’abattoir le féroce boucher,
Geindre, en trainant un char qui change de cocher,
Sans changement aucun du poids de sa lanière ;
Voir le plus frais bouton soudain se dessécher !
Dans un nid de colombe espérant se nicher,
D’un renard ou d’un loup rencontrer la tanière ;
Voir fuir au loin le but dont on crut approcher ;
Pauvre piéton, d’étape en étape marcher,
En criant, chaque soir : est-ce enfin la dernière ?
Alors que sur Pégase on vise à chevaucher,
Varier, sans nul fruit, et toujours, de manière ;
Voyageur, aux buissons du chemin s’écorcher ;
Brillant papillon choir dans une taupinière ;
Voir les plus chaud amis de soi se détacher,
Si l’on n’a pas sans trève en main la bonbonnière ;
Si vieilli, son jabot commence à se tacher,
Si quelque brin de fil manque à sa boutonnière,
Si tel toupet, qu’en vain l’art s’essouffle à cacher,
A du défunt enfin remplacé la crinière.
Telle est ta destinée, o piètre individu
Que, hagard et d’horreur à bon titre éperdu,
Pieuvre aux longs et durs crocs, la Société broie !
Tu peux rompre, pourtant, cette ignoble cloison ;
Crois, espère, aime, pense, use de ta raison,
Et le monstre n’aura qu’un corps pour toute proie.

6 quatrains sur deux rimes, mais seulement deux tercets ordinaires (T15). Emporté par son élan, Athanase Forest a mis 25 vers dans ses quatrains.