Archives de catégorie : Traduction

Je suis comme le riche dont la bienheureuse clef — 1873 (32)

Shakespeare Sonnets, trad. E. Montégut


LII

Je suis comme le riche dont la bienheureuse clef peut lui ouvrir l’accès de son bien-aimé trésor enfermé, trésor qu’il ne va pas visiter à toute heure de crainte d’émousser la fine pointe du plaisir rarement goûté. C’est pourquoi les fêtes sont si solennelles et si recherchées, parce que venant rarement, elles sont espacées en petit nombre dans la longue chaîne de l’année comme des pierres précieuses, ou les pierres principales dans un collier. Le temps qui vous garde loin de moi est comme ma cassette, ou comme la garde-robe qui cache le manteau pour remplir d’un plaisir tout particulier quelque minute particulière en faisant ressortir encore une fois aux yeux sa splendeur emprisonnée. Bien-heureuse êtes-vous, vous dont le mérite est d’une telle étendue que possédée vous donnez le triomphe, et absente l’espérance.

sh52  pr – Un seul paragraphe compact de prose

Las de ce que je vois, je crie après la mort; 1871 (9)

coll. Le Parnasse Contemporain, II

Auguste Barbier

Shakespeare A son amie

Las de ce que je vois, je crie après la mort;
Car je vois la candeur en proie au vil parjure,
Le mérite en haillons, déshérité du sort,
Et l’incapacité couverte de dorure;

Et la vierge pudeur aux bras de la luxure,
Au siège de l’honneur l’intrigue allant s’asseoir,
L’esprit fort appelant sottise la droiture,
L’art divin baîllonné par la main du pouvoir;

L’ignorance, en docteur, contrôlant le savoir,
Sous le fourbe boiteux, le fort manquant d’haleine,
Le vice ricaneur flétrissant le devoir,
Le Bien, humble soldat, et le Mal capitaine;

Oui, las de tout cela, je finirais mes jours,
N’était que de mourir c’est quitter mes amours

abab bcbc cdcd ee=sp – disp: 4+4+4+2 – tr  Shakespeare- s.66: « Tir’d with all these, for restful death I cry ». Traduit dans une disposition de rimes spensérienne

La vie avance et fuit sans ralentir le pas; — 1866 (29)

Le Parnasse contemporain

Après la mort de Laure
Traduction de Pétrarque

La vie avance et fuit sans ralentir le pas;
Et la mort vient derrière à si grandes journées,
Que les heures de paix qui me furent données
Me paraissent un rêve et comme n’étant pas.

Je m’en vais mesurant d’un sévère compas
Mon sinistre avenir, et vois mes destinées
De tant de maux divers sans cesse environnées,
Que je veux me donner de moi-même au trépas.

Si mon malheureux coeur eut jadis quelque joie,
Triste, je m’en souviens; et puis, tremblante proie,
Devant, je vois la mer qui va me recevoir.

Je vois ma nef sans mâts, sans antenne et sans voiles,
Mon nocher fatigué, le ciel livide et noir,
Et les beaux yeux éteints qui me servaient d’étoiles.
Antoni Deschamps

Q15 – T14 – rvf (Pétrarque cclxii ‘La vita fugge e non s’arresta un’ora’)

La luxure est la dépense de l’âme dans un abîme de honte — 1862 (10)

M. Guizot

10
CXXIX

La luxure est la dépense de l’âme dans un abîme de honte, et jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite, la luxure est parjure, meurtrière, sanguinaire, digne de blâme, sauvage, excessive, grossière, cruelle, et digne d’inspirer la méfiance; dès qu’elle est satisfaite, on la méprise: on la poursuit au-delà de toute raison, et dès qu’on a joui on la hait au delà de toute raison, comme une amorce placée à dessein pour rendre fou celui qui s’y laissera prendre. On la poursuit avec folie, et la possession vous rend fou, avant, pendant et après, elle est extrême. Dans l’avenir elle semble un bien suprême, dans le passé elle n’est qu’une souffrance. D’avance, on la regarde comme une joie future, mais après, ce n’est qu’un rêve: tout le monde sait cela; et cependant personne ne sait comment éviter le ciel qui conduit les hommes dans cet enfer.

pr – tr « Th’expense of spirit in a waste of shame… »

Je suis donc comme le riche qu’une bienheureuse clef — 1862 (9)

M.Guizot Sonnets de Shakespeare


LII

Je suis donc comme le riche qu’une bienheureuse clef amène devant les trésors précieux qu’il enferme, ne voulant pas les contempler à tout heure, de peur d’émousser la fine pointe d’un plaisir rare. Voilà pourquoi les fêtes sont si précieuses et si solennelles, c’est qu’elles viennent à de longs intervalles, enchâssées dans la longue année, placées à de longues distances comme des pierres précieuses ou comme les joyaux les plus rares dans un collier. C’est ainsi que le temps vous garde comme un coffre, ou comme une armoire cachée derrière un rideau, pour rendre un certain instant spécialement heureux en dévoilant de nouveau le sujet caché de son orgueil. Béni soyez-vous, vous dont les mérites donnent lieu de triompher quand on vous possède, de vous espérer quand on est privé de votre présence.

pr – tr « so am I as the rich whose blessed key »- sh52

O vous qui dans ces chants pleins de mélancolie, — 1862 (7)

Henri Pell Poésies diverses

Imitation de Pétrarque

O vous qui dans ces chants pleins de mélancolie,
Ecoutez attentif le son de ces soupirs,
Qui nourrissaient mon coeur au temps de sa folie,
Alors qu’il bouillonnait d’ardeur et de désirs;

Je raconte en mes vers sur ma lyre amollie
Les chimériques maux, les futiles plaisirs,
Vous tous qui de l’amour gardez les souvenirs,
Vous plaindrez la douleur dont mon âme est remplie.

Maintenant que l’amour est éteint dans mon coeur,
Je sens avec effroi que ma funeste ivresse,
Fut longtemps un jouet pour un monde moqueur.

Mes erreurs m’ont laissé la honte et la tristesse,
Et j’entrevois, hélas!, dans mon accablement
Que tout est ici-bas chimère et denûment.

Q9 – T23 – tr  (Pétrarque, rvf 1)

Je suis comme le riche qu’une clef enchantée — 1857 (4)

Shakespeare trad François-Victor Hugo

sonnet 52

Je suis comme le riche qu’une clef enchantée peut mettre en présence du doux trésor qu’il cache, et qui ne veut pas le contempler à toute heure de peur d’émousser le piquant aiguillon du plaisir rare.

De même les fêtes sont d’autant plus solennelles et recherchées qu’elles sont mises dans l’étendue de l’année à de lointains intervalles; elles sont espacées comme des pierres précieuses, ou comme les joyaux à effet dans un collier.

Ainsi le temps où je vous possède est ma cassette, à moi: il est la garde-robe où est cachée ma robe d’apparat, et je réserve pour quelque instant spécial le spécial bonheur

De dévoiler à nouveau ces splendeurs emprisonnées. Vous êtes béni, vous dont la perfection donne la joie à qui vous a, et l’espérance à qui ne vous a plus.

pr – sh52  ‘So am I as the rich whose blessed key … »

Ni dans un firmament serein voir circuler les vagues étoiles — 1854 (13)

– Alphonse de Lamartine Cours familier de littérature
Ni dans un firmament serein voir circuler les vagues étoiles, ni sur un mer tranquille voguer les navires pavoisés, ni à travers les campagnes étinceler les armures des cavaliers couverts de leurs cuirasses, ni dans les clairières des bocages jouer entre elles les biches des bois ;
Ni recevoir des nouvelles désirées de celui dont on attend depuis longtemps le retour, ni parler d’amour en langage élevé et harmonieux, ni au bord des claires fontaines et des prés verdoyants entendre les chansons des dames aussi belles qu’innocentes
Non, rien de tout cela désormais ne donnera le moindre trassaillement à mon cœur, tant celle qui fut ici-bas la seule lumière et le seul miroir de mes yeux a su en s’ensevelissant dans le linceul ensevelir ce cœur avec elle !
Vivre m’est un ennui si lourd et si long que je ne cesse d’en implorer la fin par le désir infini de revoir celle après laquelle rien ne me parut digne d’être jamais vu !

pr – traduction en prose du sonnet cccxii du canzoniere de Pétrarque, « Né per sereno ciel ir vaghe stelle’

O toi qui fus si jeune enlevée à la terre, — 1851 (8)

Albert Richard d’Orbe Poésies

Sonnet traduit du portugais de Camoens

O toi qui fus si jeune enlevée à la terre,
Qu’un bonheur éternel t’enivre dans les cieux !
Qu’à ce prix, s’il le faut, je porte solitaire
Longtemps encor le poids de mes jours malheureux !

Mais parmi les élus, au séjour de lumière,
S’il reste un souvenir de ces funèbres lieux,
Rappelle-toi l’amour, l’amour pur et sincère
Dont naguère tu vis étinceler mes yeux.

Et si ce coup fatal, si la noire tristesse,
Le désespoir sans borne où ton trépas me laisse,
Paraissent mériter de toi quelque retour,

Au Dieu qui dans sa fleur trancha ton existence
Demande que je meure et vienne en ta présence,
Beauté qu’il a si tôt ravie à mon amour !

Q8  T15  tr

O vous qui dans ces vers dispersés par ma veine — 1851 (4)

Alfred de Martonne Les offrandes

Aux Lecteurs. Imité de Pétrarque

O vous qui dans ces vers dispersés par ma veine
Ecoutez les soupirs dont j’ai nourri mon coeur,
Aux jours de ma jeunesse, en ma première erreur,
Quand j’étais un autre homme et je portais ma chaîne.

Du style varié dont j’ai chanté ma peine
Et ma vaine espérance et ma vaine douleur,
O vous qui de l’amour avez senti l’ardeur
Vous me pardonnerez la faiblesse incertaine.

Hélas! je le vois bien à mes derniers instants;
Du monde entier je fus la fable trop longtemps,
Et de moi bien souvent je rougis, quand j’y songe.

De ma démence ainsi ma rougeur est le fruit;
Le repentir amer, comme un remords le suit:
Je le vois: ce qui plaît au monde n’est qu’un songe.

Q15 – T15 – tr (Pétrarque rvf 1) « Ces quelques sonnets », explique l’auteur,  » sont extraits de cinq gros volumes, qui contiennent plus de vingt mille vers dans tous les rythmes. L’auteur, après les avoir relus au moment de l’impression, et perdu toutes ses illusions sur leur mérite, et n’a osé livrer que cette faible partie à l’indifférence du public, après l’avoir arraché à la sienne propre.  »

Une deuxième édition, avec 55 sonnets (5 de plus), a paru en 1868, sous le titre Ludibria Ventis.