Cueillant les nénuphards d’or jaune et les muguets, — 1884 (21)

Laurent Tailhade
Bagnères-Thermal

Prélude

Cueillant les nénuphards d’or jaune et les muguets,
J’ai conduit ma douleur morose au fil des berges,
Parmi les amoureux quelconques et très gais
Qui grouillent sur le seuil friturier des auberges.

Photographes rêvant aux anciens Uruguais,
Canoteurs insultant la majesté des fleuves,
S’ébattant avec des cris fous de papegais
A travers des sérails de modistes peu neuves.

Ils sont très gais, sachant que, demain, ils pourront
A l’ombre des comptoirs rasséréner leur front
Sous les yeux paternels, ô Durand, qui les guettes.

Leur joie obtuse endort ma peine et, quand le soir
Monte dans l’azur clair, près d’eux je viens m’asseoir
Et mange du lapin aux bosquets des guinguettes.

Q32 – T15

Dans le bar où – jamais – le parfum des brevas — 1884 (20)

Laurent Tailhade

Lutèce

Buvetière

Dans le bar où – jamais – le parfum des brevas
Ne dissipa l’odeur de vomi qui la navre,
Triomphent les appâts de la Mère Cadavre
Dont le nom est fameux jusque chez les hôvas.

Brune, elle triompha jadis entre les brunes,
Tant que son souvenir au Waux-hall est resté!
Et c’est toujours avec beaucoup de dignité
Qu’elle rince le zinc ou détaille les prunes.

Et c’est pourquoi son cabaret s’emplit le soir,
De futurs avoués tout heureux de surseoir
Quelque temps à l’étude inepte des digestes.

Encor qu’ils soient gavés de Beaune ou de Corton,
Elle les dompte et sait arrêter dans leurs gestes
Ce qui n’est pas conforme aux règles du bon ton.

Q63 – T14

Toi dont les yeux erraient, altérés de lumière, — 1884 (19)

Leconte de Lisle Poèmes tragiques

A un poète mort

Toi dont les yeux erraient, altérés de lumière,
De la couleur divine au contour immortel
Et de la chair vivante à la splendeur du ciel,
Dors en paix dans la nuit qui scelle ta paupière.

Boire, entendre, sentir? Vent, fumée et poussière.
Aimer? La coupe d’or ne contient que du fiel.
Comme un Dieu plein  d’ennui qui déserte l’autel,
Rentre et disperse-toi dans l’immense matière.

Sur ton muet sépulcre et tes os consumés
Qu’un autre verse ou non les pleurs accoutumés,
Que ton siècle banal t’oublie ou te renomme;

Moi, je t’envie, au fond du tombeau calme et noir,
D’être affranchi de vivre et de ne plus savoir
La honte de penser et l’horreur d’être un homme!

Q15 – T15

Quand je le contemplai, de l’Acteur gigantesque, — 1884 (18)

Le Chat Noir

Jules Jouy

X
Fréderick- Lemaître

Quand je le contemplai, de l’Acteur gigantesque,
De l’Artiste, protée énorme et sans rivaux,
Au génie acclamé par d’illustres bravos,
Il restait un vieillard, par l’âge brisé presque.

Parfois, pourtant, fouillant son front michélangesque,
Cet Hercule affaissé, las des anciens travaux,
Trouvait, pour le graver en nos jeunes cerveaux,
Un geste inimitable: immense et pittoresque.

Rien n’était merveilleux, étrange, saisissant
Comme ce beau lutteur torturé, s’efforçant
De rompre, des vieux ans, le lourd carcan de glace.

Et j’assistais, songeant aux triomphes d’antan,
Blême, l’horreur sacrée empreinte sur la face,
A cet écroulement superbe d’un Titan.

Q15 – T14 – banv

Rien qu’à voir la pâleur de son masque fatal — 1884 (17)

Le Chat Noir

Jules Jouy

IX
Taillade

Rien qu’à voir la pâleur de son masque fatal
Où, profond comme un trou, s’enfonce son oeil cave,
L’on devine aisément l’effrayant Idéal
Au triomphe duquel il s’attelle en esclave.

Les drames de Shakespeare et leurs accents altiers
Conviennent à son jeu, libre de toute entrave,
Et leurs profils, en lui, revivent tout entiers.
Son geste singulier, très profondément, grave

Au cerveau du public un vivant souvenir:
Hamlet ou Richard Trois, Macbeth ou le roi Lear,
Il est le maître, en ces farouches personnages,

Lorsque son poing nerveux sur eux s’est affermi,
Et, talent plein d’éclairs, mais aussi de nuages
Il n’est jamais médiocre ou superbe à demi.

Q38 – T14

– Un comédien? Point : un type — 1884 (16)

Le Chat Noir

Jules Jouy
Sonnets de l’Entracte


VIII Lassouche

– Un comédien? Point : un type
Bouffon, sur la scène tombé.
Corps grêle, élégamment courbé…
Comme le tuyau de ma pipe.

Aspect rugueux… comme un Principe.
Pantomime au geste embourbé.
Masque figé de vieil abbé,
Où l’oeil, révolté, s’émancipe.

Lazzi pesants et gros accents
D’un gavroche de quarante ans;
Gamin vieilli. Bref, une touche

A tenter Chem ou Traviès.
Tel est le baron de La Souche,
Rejeton du geolier d’Agnès.

Q15 – T14 – banv – octo

Je ne veux pas savoir le nombre d’hématies — 1884 (15)

– coll. Le Parnasse Hippocratique

– G.Camuset

Chlorose – Sonnet médical

Je ne veux pas savoir le nombre d’hématies
Que la chlorose avare a laissé dans ton sang;
Je ne veux pas compter sur ton front languissant
Les pétales restés à tes roses transies.
Pauvre enfant! le nerf vague aux mille fantaisies
Donne seul à ton coeur son rythme bondissant;
Seul il rougit parfois ton visage innocent
De l’éclat sans chaleur des pudeurs cramoisies.
Pour la dompter, veux-tu connaître un moyen sûr?
N’épuises plus en vain les sources martiales,
Mais laisse-toi conduire aux choses nuptiales.
Au soleil de l’amour ouvre tes yeux d’azur,
Suis la loi; deviens femme, et qu’en ton sein expire
Dans les blancheurs du lait, la pâleur de la cire.

Q15 – T30 – sns

La chambre, as-tu gardé leurs spectres ridicules, — 1884 (14)

Paul VerlaineJadis et Naguère

Le Poète et la Muse

La chambre, as-tu gardé leurs spectres ridicules,
O pleine de jour sale et de bruits d’araignées?
La chambre, as-tu gardé leurs formes désignées
Par ces crasses aux murs et par quelles virgules?

Ah fi! Pourtant, chambre en garni qui te recules
En ce sec jeu d’optique aux mines renfrognées
Du souvenir de trop de choses destinées
Comme ils ont donc regret aux nuits, aux nuits d’Hercules?

Qu’on l’entende comme on voudra, ce n’est pas ça:
Vous ne comprenez rien aux choses, bonnes gens.
Je vous dis que ce n’est pas ce que l’on pensa.

Seule, ô chambre qui fuis en cônes affligeants
Seule, tu sais! mais sans doute combien de nuits
De noce auront dévirginé leurs nuits depuis!

Q15 – T23 – Quatrains en rimes féminines, tercets en rimes masculines

Les choses qui chantent dans la tête — 1884 (13)

Paul VerlaineJadis et Naguère

Vendanges
A Georges Rall

Les choses qui chantent dans la tête
Alors que la mémoire est absente,
Ecoutez! c’est notre sang qui chante…
O musique lointaine et discrète!

Ecoutez! c’est notre sang qui pleure
Alors que notre âme s’est enfuie
D’une voix jusqu’alors inouïe
Et qui va se taire tout à l’heure.

Frère du sang de la vigne rose,
Frère du vin de la veine noire,
O vin, ô sang, c’est l’apothéose!

Chantez, pleurez! Chassez la mémoire
Et chassez l’âme, et jusqu’aux ténèbres
Magnétisez nos pauvres vertèbres.

Q63 – T23 – 9s – Rimes toutes féminines

Ce soir je m’étais penché sur ton sommeil. — 1884 (12)

Paul VerlaineJadis et Naguère

Vers pour être calomnié
A Charles Vignier

Ce soir je m’étais penché sur ton sommeil.
Tout ton corps dormait chaste sur l’humble lit,
Et j’ai vu, comme un qui s’applique et qui lit,
Ah! j’ai vu que tout est vain sous le soleil!

Qu’on vive, ô quelle délicate merveille,
Tant notre appareil est une fleur qui plie!
O pensée aboutissant à la folie!
Va, pauvre, dors, moi, l’effroi pour toi m’éveille.

Ah! misère de t’aimer, mon frêle amour
Qui va respirant comme on respire un jour!
O regard fermé que la mort fera tel!

O bouche qui ris en songe sur la bouche,
En attendant l’autre rire plus farouche!
Vite, éveille-toi! Dis, l’âme est immortelle?

abba a*b*b*a* ccd c*c*d*– 11s – Comme en 1881, 7, Verlaine rime une finale masculine avec une féminine.

par Jacques Roubaud