Mélie a fini d’être sage — 1884 (1)

– Le Docteur (Georges) CamusetLes Sonnets du Docteur

Ecchymoses

Mélie a fini d’être sage
Et s’en mord les doigts maintenant.
Des taches d’un bleu chagrinant
Marbrent sa nuque et son corsage.

Ses compagnes d’apprentissage
Hochent la tête en la menant
Près d’un herboriste éminent,
Oracle attitré du passage.

Et la nigaude d’exposer
Un vallon noir, des sommets roses,
Où l’autre peut herboriser

Trouve un parterre d’ecchymoses,
Livides fleurs d’alcôve écloses
Sous la ventouse du baiser.

Q15 – T21 – octo

Trois fois chaste Ninon que j’aime – ma maîtresse, — 1883 (28)

? in Tintamarre (mars )

Sonnet circulaire

à la façon de Privé, mon ami – l’auteur a dédié, voilà quelque temps, à cette même place, des vers « à une catin ». Il dédie ceux-ci – à une femme

Trois fois chaste Ninon que j’aime – ma maîtresse,
Et ma mère, et ma sœur, – trois fois pure beauté
Sur laquelle je lève, aux heures de détresse,
Mes yeux où les orgueils de l’art ont éclaté ;

Ma muse – car vous seule êtes assez traîtresse
Pour m’inspirer encor, par votre honnêteté,
Les sublimes ardeurs d’une foi vengeresse
Sifflant ses rimes d’or au monde épouvanté !

Vous que, tout bas, je nomme et que nul ne devine,
Vous dont je sens pour moi l’influence divine
Soulever le rideau des horizons vermeils ;

Avez-vous lu ces vers « immoraux et stupides »
Qui, sous ma signature, en cadences limpides,
Ont secoué l’Ignoble en ses sales sommeils ?

Or donc, ils secouaient l’ignoble en ses sommeils.
Et, si tu les a lus, avec tes yeux limpides,
Tu les as dû trouver moraux – et non stupides.

La fange fait aimer les coeux clairs et vermeil !
N’est-ce pas dans les nuits intenses quon devine
Les douloureux besoins de lumière divine ?

Certes, plus d’un bourgeois en fut épouvanté,
De ces vers, où sifflait ma haine vengeresse,
Où riait aux éclats ma fauve honnêteté
Foulant sous ses pieds nus l’hétaïre traîtresse !

Et tant mieux ! – moi, je sais, lorsqu’ils ont éclaté,
Combien pénible était ma profonde détresse,
Et combien ils faisent ressortir ta beauté,
Et quel hommage ils sont pour vous – ô ma maîtresse !

Q8 – T15 – s+s.rev

Est-il donc vrai, Boileau, que ce petit poème, — 1883 (27)

E. Chalamel in le Feu Follet

Sonnet
contre le sonnet

Est-il donc vrai, Boileau, que ce petit poème,
Aux rimes se croisant dans ses quatorze vers,
Soit, lorsqu’il est parfait, de l’art la fin extrême ?
Un chef-d’oeuvre que doit admirer l’univers ? …

Cela doit l’être, car tu nous l’as dit toi-même,
D’ailleurs ceux que tu fis, n’ont jamais eu de pairs,
Comment pus-tu résoudre un semblable problème ? …
Moi j’y brûle mon sang, j’en blémis, je m’y perds ! …

Qu’il en est cependant qui de la renommée
Boivent le doux nectar, trônent dans l’empyrée,
Et, veux-tu des sonnets ? … En voilà des empans ! …

Cela sort de partout ; cela vole par troupes :
Ainsi les charlatans avalent des étoupes
Et jettent aux badauds des années de rubans.

Q8  T15  s sur s

Je voudrais habiter, ermite en plein Paris, — 1883 (26)

Paul Arène in L’Artiste

Hoc erat in votis

Je voudrais habiter, ermite en plein Paris,
Dans le quartier bourgeois et neuf qui la renferme,
Cette vieille maison avec des airs de ferme,
Et ce petit jardin qui fut un champ jadis.

Le bon endroit pour vivre heureux et piocher ferme !
Les journaux trop bavards y seraient interdits,
Et le seul espalier payant l’argent du terme,
J’aurais pour moins que rien hanté ce paradis.

La chambrette joyeuse et claire ; et qui domine
Le jardin, sentirait en mai la balsamine,
Aux mois chauds une odeur de grappe et de fruit mûr,

Et l’hiver, quand le ciel rit par un coin d’azur,
A travers les rideaux qu’un rayon illumine,
Des ombres de moineaux passeraient sur mon mur.

Q17  T10

Comme deux oiseaux nous nichons — 1883 (25)

Ernest d’Orlanges Poésies naturalistes

Hélène, IX

Comme deux oiseaux nous nichons
Dans un lit d’éclatante hermine
Et lorsque l’été se termine
A tous les yeux nous nous cachons.

Nous sommes les petits nichons,
Tant convoités de la gamine
Et que le garçon examine
Avec des regards folichons.

Lorsqu’avec notre tétin rose
Un homme, ivre de plaisir, cause
Nous nous cabrons comme un coursier,

Nous sommes plus blancs que l’ivoire,
Et presque aussi durs que l’acier
Voilà ce qui fait notre gloire.

Q15  T14 – banv – octo

Cette balle, comme elle est ronde — 1883 (24)

Ernest d’Orlanges Poésies naturalistes

Le poème d’un suicidé

Cette balle, comme elle est ronde
Comme elle entre bien dans le trou
De ce revolver … J’en suis fou !
J’ai pour elle une amour profonde.

Non jamais brune, jamais blonde
Avec leurs robes à froufrou
N’allumèrent pareil grisou
Dans ma cervelle vagabonde.

Quand elle entrera dans ma peau
Je tomberai comme un moineau
Me pâmant sous sa douce étreinte.

Chère balle, je t’aimerai
Lorsque ma vie étant éteinte
Je dormirai dans le tombeau.

Q15  T14  – banv – octo

Cette fois, je ne puis vous écouter sans rire. — 1883 (23)

Ernest d’Orlanges Poésies naturalistes

Une fille à un vieux

Cette fois, je ne puis vous écouter sans rire.
Continuez, très cher, vous avez de l’esprit
Qui dans votre cerveau de soixante ans fleurit
Comme au sein d’un poète éclorait une lyre.

Vous m’appelez sirène, et vous osez me dire,
Vous, vieillard impuissant, usé, blasé, flétri,
Fruit rongé par les vers ainsi qu’un fruit pourri,
Que pour mes yeux, ce qui vous sert de cœur soupire.

C’est vraiment à se tordre ! et vous pensez que moi,
Jeune, jolie encor, dans Paris faisant loi,
Ayant toutes mes dents pour croquer les fortunes,

J’irai vous adorer …. – Ah ! tais-toi donc, mon vieux,
Si je couche avec toi, ce n’est pas pour des prunes,
C’est que tu passes pour un miché sérieux.

Q45 ? (‘esprit’ ne rime pas avec ‘flétri’) T14

Je vous ai parcourus, bords aimés de l’Isère, — 1883 (20)

L.Rémy Simple passe-temps

Auprès des Alpes

Je vous ai parcourus, bords aimés de l’Isère,
J’ai contemplé souvent, à l’aube printanière,
Cette onde qui mugit aux pieds des hauts sommets
Où s’égare notre oeil, sans se lasser jamais.

Fronts neigeux de géants dont la tête altière
Se cache dans les cieux, miroirs où la lumière
Des astres nuit et jour étincelle en reflets,
Eternels Glaciers que les pas inquiets

Du mortel n’ont osé fouler, et ma pensée
Contemplant de si haut le néant infini,
De l’être dont l’orgueil est chaque jour grandi,

Et l’immense bonté, l’insondable grandeur
De Celui qui prodigue au monde sa splendeur,
Je me suis écrié: l’homme est une fumée!

Q1 – T35 – Formule des tercets, cdd eec, très rare et ne respectant pas la règle d’alternance.

par Jacques Roubaud