Allons, frères, debout ! prouvons par cette lice — 1872 (40)

–                La Ligue des poètes

Allons, frères, debout ! prouvons par cette lice
Que nous ne sommes pas des êtres de carton,
Qu’on peut, de mauvais vers, éviter le supplice
Au lecteur, sans avoir de la barbe au menton.


Pourtant, de la critique, acceptons le calice ;
Qu’elle atteigne chacun, Epicure ou Caton.
Qu’elle tienne surtout, mais sans fiel ni malice,
Tous les auteurs malsains courbés sous son bâton !


En avant ! levons-nous, fiers enfants de la LIGUE !
Par nos vers chaleureux, opposons une digue
Aux préjugés dont tant d’aveuglés sont imbus.


O préjugé ! caveau dont l’étouffante trappe,
En tombant sur l’esprit, d’impuissance le frappe !
De force et de sottise inconcevable abus !

Eugénie Marchant

Q8  T15  bout-rimés

Je suis élu, je suis damné! — 1872 (39)

Verlaine ed.Pléiade p.215

Le bon disciple

Je suis élu, je suis damné!
Un grand souffle inconnu m’entoure.
O terreur! Parce, Domine!

Quel Ange dur ainsi me bourre
Entre les épaules tandis
Que je m’envole aux Paradis?

Fièvre adorablement maligne,
Non délire, benoît effroi,
Je suis martyr et je suis roi,
Faucon je plane et je meurs cygne!

Toi le jaloux qui m’a fait signe,
(Or) me voici, voici tout moi!
Vers toi je rampe, encore indigne!
– Monte sur mes reins, et trépigne!

s.rev:  ede dcc abba abaa – octo

Je suis prêt à jeter la plume et le CRAYON, — 1872 (38)

Alfred de Larze Choix d’improvisations

La géométrie

Je suis prêt à jeter la plume et le CRAYON,
Plus interdit, hélas! qu’un âne sous la SANGLE,
J’aimerais mieux tresser des mèches de LAMPION
Qu’improviser ici sur le Cercle et sur l’ANGLE!

Car, malgré l’incidence et la REFLEXION,
Je me perds au milieu d’un triangle RECTANGLE
En appelant du Ciel quelque petit RAYON
Un problème m’étouffe et la corde m’étrangle!

Grands Dieux! Faire en rimant l’éloge du CARRE!
Je suis prêt à crier plutôt: « Miserere! »
Quel sujet effrayant pour ma tremblante muse!

Quand bien même j’aurais Apollon pour parrain,
Pourrais-je vous trouver quelque joli Refrain
Sur la circonférence et sur l’HYPOTHENUSE?

Q8 – T15 – Sonnet improvisé sur mots-rimes imposés

Dans la fraîche vapeur qui bleuit la ramure — 1872 (37)

Cabaner

A la Dame des lys

Dans la fraîche vapeur qui bleuit la ramure
Des saules éloignés, quand se lève le jour,
Viens assainir ton corps chaud d’une nuit d’amour,
Et le purifier des feux de ma luxure.

Et pardonne, être pur, dont la fierté n’endure
Qu’à peine, par bonté, l’inévitable cour
De mille adorateurs, si sur le pur contour
De tes seins froids, ma lèvre a laissé sa souillure.

Ange que ma caresse aurait dû courroucer,
Je jure, en mon remords, de ne plus offenser
La neige de tes chairs que jalousent les cygnes.

Désormais, sans désirs, mes regards sauront voir
Leurs tons, éclatants comme un beau matin, leurs lignes,
Mélancoliquement calmes comme un beau soir.

Q15 – T23 – dédié à Théodore de Banville

La Néréide sort des flots et sur la plage — 1872 (36)

Cabaner

La Néréide

La Néréide sort des flots et sur la plage
Avance, l’oeil errant et le sein haletant.
Malgré sa terreur d’être aperçue, et comptant
Sur la nuit, elle arrive aux abords du village.

Et dans son désespoir enhardie: « ô volage!
Redit-elle, volage ami que j’aime tant!
Tu ne viens jamais plus, et tu sais bien, pourtant,
Que sans toi je souffre et que rien ne me soulage!  »

Telle est sa voix, que tous croient entendre la mer
En tourment … puis, s’étant retirée, aux premières
Lueurs du jour, debout, loin sur le flot amer,

Elle dressa ses bras, ses seins et ses paupières,
Et perdant lentement sa forme et ses couleurs,
La déesse mourut, s’étant fondue en pleurs.

Q15 – T23 – dédié à Théophile Gautier

Nombres des gammes, points rayonnants de l’anneau — 1872 (35)

Cabaner

Le sonnet des sept nombres

Nombres des gammes, points rayonnants de l’anneau
Hiérarchique, – 1, 2,3,4 5, 6 5, 6 7 –
Sons, voyelles, couleurs vous répondent, car c’est
Vous qui les ordonnez pour les fêtes du Beau.

La, OU Cinabre, si EN orangé, do O
Jaune, A vert, mi E Bleu, fa I violet ,
Sol U carmin .. – Ainsi, mystérieux effet,
De la nature, vous répond un triple écho,

Nombre des gammes! Et la Chair, faible, en des drames
De rires et de pleurs se délecte . – O d’Enfer,
L’aurore, la clarté, la verdure, l’Ether ?

La Résignation du deuil, repos des âmes,
Et la Passion, monstre aux étreintes de fer,
Qui nous reprend- tout est par vous, Nombres des gammes!

Q15 – T28  – Les dossiers du Musée d’Orsay – Arthur Rimbaud – 1991 – Pour sa réponse au (ou anticipation du?) ‘sonnet des voyelles’ de Rimbaud, dédié ‘à Rimbald’, Cabaner composa ce Sonnet des sept nombres  » dont les quatorze vers expriment la concordance des sept premiers nombres, des sept notes de la gamme et des sept couleurs de l’arc-en-ciel: cinabre, orangé, jaune vert, bleu, violet, carmin. Toutefois, alors que dans le poème de Rimbaud, l’A était noir, il est ici vert; l’E n’est plus blanc, mais bleu, l’O est devenu jaune, etc. . En 1886, dans son Traité du Verbe, Ghil développe l’idée expriméee par Cabaner en associant aux voyelles une couleur et un instrument de musique: ses ‘correspondances’ étaient A-noir-orgue, E-blanc-harpe, I-bleu-violon, O-rouge-cuivres, U-jaune-flûte. La dédicace  » à Rimbald » est pleinement justifiée, puisque ce poème est, de toute évidence, une réplique au sonnet des Voyelles, à moins que ce ne soit l’inverse… » (Jean-Jacques Lefrère et Michael Pakenham).

Dans notre chambre, un jour, nos fenêtres bien closes, — 1872 (34)

–  Cabaner

Souhait

Dans notre chambre, un jour, nos fenêtres bien closes,
Si tu veux, tous les deux, seuls, nous allumerons
Deux longs cierges de cire, et nous reposerons,
Sur un riche oreiller mol et blanc, nos deux fronts.

Et sans avoir recours au parfum lourd des roses,
Rien qu’avec les senteurs funèbres que ton corps
Répand lorsque, la nuit, il livre ses trésors,
Nous nous endormirons et nous resterons morts.

Et nous resterons morts avec des chastes poses
Afin qu’on puisse dans les plus pudiques temps,
Raconter notre mort, même aux petits enfants,

Et nous représenter en des apothéoses,
Couchés l’un près de l’autre et sans s’être enlacés,
Comme une épouse et son doux seigneur trépassés.

abbb ab’b’b’ – T30 – y=x (c=a) 

Quand le travail s’arrête et que finit le jour, —1872 (33)

Albert Mérat Les souvenirs

Les sardinières

Quand le travail s’arrête et que finit le jour,
L’obscur logis s’éclaire et la vitre étincelle.
Vers l’âtre où le souci des mères les appelle
Elles pressent le pas et hâtent le retour.

Le court fichu de laine alourdit le contour
Du sein, et l’on voit mal laquelle est la plus belle;
Mais l’égale blancheur des coiffes de dentelle
Leur donne un air claustral irritant pour l’amour.

Leurs yeux, clairs comme l’eau des vagues, vous regardent,
Les petites à vous sourire se hasardent
Et courent en mordant de grands morceaux de pain.

Et, se tenant la main comme un cortège antique,
Les grandes font, au choc d’un pas lourd et rustique
Claquer sur la pavé leurs sabots de sapin.

Q15 – T15

L’ange de l’Apocalypse, — 1872 (32)

Paul Arène et Alphonse DaudetLe Parnassiculet Contemporain

Absinthe
(Apocalypse, 10-11)

L’ange de l’Apocalypse,
Lumineux épouvantail,
Réveille l’humain bétail
Sur la montagne de gypse.

Il développe l’éclipse,
Ainsi qu’un noir éventail,
Et la planète en travail
S’arrête sur son ellipse.

L’herbe pousse au bord abject;
Elle embaume l’air infect;
Le cristal se coule et tinte;

Au fleuve l’Etoile choît,
Verte … et le poëte boit
Le poison qu’il nomme Absinthe.

Q15 – T15 – 7s

Ainsi qu’aux temps lointains où les Agonothètes* — 1872 (31)

Paul Arène et Alphonse DaudetLe Parnassiculet Contemporain

Theressa

Ainsi qu’aux temps lointains où les Agonothètes*
Provoquaient des jeux grecs les transports convulsifs,
Tu trônes, Theressa dans l’Alcazar massif,
Colonelle, au-dessus d’un océan de têtes.

Salpinx** dont les éclats font cabrer les poètes,
Sous ta lèvre s’agite un Lhomond subversif
Et ton corps sidéral a le frisson lascif
Des jaléas murciens ruisselant de paillettes.

Lors que frémit ta voix – ce cor de cristal pur, –
Dans mon coeur le Démon pousse des cris atroces,
Et fait trève au travail sourd de ses dents féroces.

C’est pourquoi je viens, Moi, qu’habite un Diable impur,
Lâchement enivrer mon âme pécheresse
Dans ton vin capiteux, sonore enchanteresse!
* Les Agonothètes présidaient aux jeux
** Trompette grecque

Q15 – T30

par Jacques Roubaud