J’ai manqué de peu l’autocar qui dessert — 1990 (5)

Jacques RédaSonnets dublinois

Galway

J’ai manqué de peu l’autocar qui dessert
Les bords occidentaux du Connemara
Dont j’avais rêvé : son brusque démarrage
M’a fait voir l’inconsstance des dieux. Et certes

Autrefois j’aurais mieux couru. Mais que sert
De courir après la chance qui m’aura
Servi plus souvent qu’à mon tour de courage ?
Le dépit avec la raison se concerte.

En effet en un jour, touriste pressé,
Qu’aurais-je appris de la farouche étendue
Qu’il faut affronter seul et presque perdu

Loin, lontemps, sans but, sans arrière-pensée
De retour, si l’on veut atteindre le port
Où s’embarquer enfin comme on s’évapore ?

Q15  T30  rimes « hétérosexuelles »  11s

Il faut bien satisfaire au sens national, — 1990 (4)

Jacques RédaSonnets dublinois

Au pub

Il faut bien satisfaire au sens national,
Boire un jus noir qui semble extrait d’une tourbière,
Mais une fois suffit, le goût de cette bière
M’ayant paru, j’avoue, un peu médicinal.

Et comment découvrir, dans cette fourmillière,
L’accès du bar où dans un tapage infernal,
Des rangs d’habitués forment un tribunal
Ironique? La rue est plus hospitalière.

Mais courage, avançons pour boire à la santé
De la vociférante et forte humanité
Qui plonge dans la mousse amère et les volutes

D’un tabac dont le nard macère dans du miel,
Cependant qu’au dehors des souffles insolites
Font tituber du bleu sur les marches du ciel.

Q16 – T14

Des pas coulés dans le bitume ont un éclat de cuivre: — 1990 (3)

Jacques RédaSonnets dublinois

Ulysses

Des pas coulés dans le bitume ont un éclat de cuivre:
Ce sont les traces du héros de ce fameux roman
Qui circule à travers Dublin, l’agite et le délivre
De son destin provincial – étrange monument

Où tous les récits ont trouvé leur aboutissement
Convulsif dans une Odyssée ironiquement  ivre.
Quand on accompagne ces pas, il arrive un moment
Où l’on se demande où l’on va: dans la ville, ou le livre?

Mais bientôt on s’y perd. Un circuit déjà personnel
Se dessine qui vous ramène aux abords d’O’Connell
Bridge où devant la Poste à l’imposante colonnade.

On y discerne des éclats de balle ou de grenade,
Et c’est l’histoire vraie alors, et ses héros de sang,
Qui mêlée à l’imaginaire absorbe le passant.

Q11 – T13 – 14s

Rien de plus attirant, une ville qu’on voit — 1990 (2)

Jacques RédaSonnets dublinois

Une arrivée

Rien de plus attirant, une ville qu’on voit
Apparaître la nuit après qu’un long nuage
Qui semblait essuyer et polir un vitrage
D’horlogerie, a fui sous les ailes. Tout droit

Au fond de cet abîme, on toucherait du doigt
Chaque perle de ces colliers, chaque rouage
Qui sont un carrefour, une rue, une sage
Petite lampe auprès de laquelle s’assoit

Un vivant inconnu mais humain. Il écoute
Le bourdonnement vague où l’on a fait sa route
Sans herbe ni talus, sans asphalte, en volant

Entre la mer obscure et l’astre étincelant.
Et l’on descend enfin, sur des lambeaux de voiles,
Vers un éblouissant pâturage d’étoiles.

Q15 – T13 – disp: 4+4+4+2

L’oiseau passera dans un poème formel — 1990 (1)

Alain AnseeuwL’ombre est en toute phrase, le soleil tout autant

L’oiseau passera dans un poème formel
Rien ne passe de l’intelligence des roses
Que les mots de guerre lasse en l’éveil des choses
Ou bien le drap froissé sur le pré immortel
Ici le paysage est partout dans l’été
La comète est tombée au jardin d’Adonis
Qu’une phrase interrompt le creux à l’agonie
Avance lentement sa voix dans la clarté
De l’encre Avant la fin du jour la neige ou l’eau
Auront éparpillé les ailes de l’oiseau
Sur la table qui saigne je mesure le coeur
Et les roses avec toi écrasées de bonheur.
Il faut mettre des mots sur le désir qui bouge
Et des comme et comment en tenant bien sa langue.

abbacddceffegg=sh* – m.irr – sns —

incise 1989

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François JostLe sonnet de Pétrarque à Baudelaire – « On attribue parfois au poète Breton Auguste Brizeux, … l’invention du ‘sonnet à rebours’ que ni Baudelaire, ni Mallarmé, ni Verlaine n’ont dédaigné. Il est pourtant possible que Jean-Jacques Ampère (1800-1864) ait ici, pour ce qui est de la littérature française, le mérite de la primauté. Sainte-Beuve, en effet, cite ‘u ne délicieuse pièce de lui’ intitulée ‘Le Bonheur’ et qu’il dit avoir trouvé dans un Album. Il la reproduit dans ses Portraits contemporains. »
Comme le ‘portrait’ de Sainte-Beuve date de 1840, et que le premier ‘sonnet renversé’ recensé dans notre choix, de Louis Ayma, date de 1839, il serait fort possible, dans ces conditions, que Jean-Jacques Ampère ait, comme l’écrit mr Jost, ‘le mérite de la primauté’. Manque de pot, comme on disait autrefois, le ‘scoop’ de Mr Jost n’en est pas un. Le poème cité par Sainte-Beuve (qui ne le désigne nullement comme un sonnet, renversé ou non) figure en note dans son ‘portrait’. Il y a trois strophes, de 6, 4 et 4 vers respectivement, toutes en rimes plates. Ce sont elles que reproduit mr Jost. Mais s’il avait pris la peine de lire, pour une fois, moins paresseusement, sa source, il aurait vu que la note, conformément aux habitudes de Sainte-Beuve, se poursuit au bas de la page suivante, et que le poème n’est pas fini. Il y a encore un quatrain, trois distiques, un quatrain final enfin, toujours en rimes plates. . Le Bonheur n’est pas un sonnet.

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Divine absente, faite forme fugitive — 1989 (7)

– (Robert Marteau Juan de Tarsis, comte de Villamediana Poésies

(Divina ausente, en forma fugitiva)

Divine absente, faite forme fugitive
en raison de l’inégalité de nos sorts,
quand toi sur le plus haut soleil vas te poser
moi je reste en solitude de lumière hautaine;

Pour déclarer qu’en cette ombre sauvage,
celle qui en poussière et cendre se change,
contre les forces même de la mort
reste pur renom vive éternellement.

Ainsi parvient à être profit ce troc
d’une vie de travaux et de peines,
contre deux sûres toujours immortelles.

Seul gémissant Amour en la séparation,
d’un tel soleil est l’ombre poursuivie
par la nuit éternelle et les éternels malheurs.

r.exc – m.irr – tr

Tel qu’il existe, on croirait le monde incréé, — 1989 (6)

coll. –  Sonnets (ed. Alin Anseeuw)

Robert Marteau

Tel qu’il existe, on croirait le monde incréé,
Irréel et là depuis toujours absent, hors
De notre portée en même temps qu’à nos mains
Proie offerte et métamorphique. On le croirait
Sans modèle et n’ayant pas de visée; à nous
Venu, déjà-là, d’un avenir qui nous verse
Au passé sans que nous puissions connaître si
Le présent s’inaugure au lieu qui nous convie
Source que nous avons convoitée aux confins
Non, mais ici: point imperceptible où l’oracle
Nous parle; temps où la bouche encore n’a pas
Puisé. Le dessein s’accomplit, mythologique,
A l’insu du stratège, et tout prédicat tombe
En désuétude à l’instant qu’il apparaît.

bl – 12s – sns

Je sais une villa sur les hauteurs de Naples — 1989 (5)

coll. –  Sonnets (ed. Alin Anseeuw)

Xavier Bordes

Après la fin

Je sais une villa sur les hauteurs de Naples
Où je fus quelquefois reçu par des amis
J’entends encor la grille du jardin qui racle,
En grinçant sur ses gonds, le gravier endormi.

On déjeunait dehors pour jouïr du spectacle:
Les gens déambulaient, gros comme des fourmis
Sur le port et les yeux ne rencontraient d’obstacle
Qu’au sud, là où fumait le volcan insoumis…

Sur la terrasse rose avec ses cyprès noirs
En contemplant la baie unique par les soirs
D’été napolitain d’une touffeur d’étuve

J’imaginais l’horreur qui saisit le pays
Quand un matin parmi les vignes du Vésuve
Le feu pétrifia Pompeï.

Q8 – T14  – 2m: octo: v.14

L’île d’Yeu est — 1989 (4)

coll. –  Sonnets (ed. Alin Anseeuw)

Paul-Louis Rossi
(Fromentine…)

L’île d’Yeu est
plus lointaine. Pour s’y rendre il faut
presque deux heures de traversée. Au
départ  du continent, par le goulet

longeant la côte de Barbâtre.
On prend le bâteau à
Formentine … , en face
de Noirmoutier. Le port avec des baraques

et son embarcadère de bois,
un peu perdu – comme oriental –
avec des lignes fuyantes

Bruns et blanche
qui vont vers la mer étale.
Souvent

vL

par Jacques Roubaud