Constantinople, adieu ! triste et beau souvenir, — 1842 (15)

Eugène Villemin Herbier poétique

La boule de neige

Constantinople, adieu ! triste et beau souvenir,
Aux yeux du voyageur mystérieux constraste :
Ebauche gigantesque où tout reste à finir,
Abject avec grandeur, misérable avec faste !

Adieu décor magique où l’âme enthousiaste
De loin goûte un transpport qu’on ne peut définir,
De près, égoût sordide, où plus d’un jour néfaste
Devrait de ma pensée à jamais te bannir.

Telle la viorne en fleur par ses globes de neige
De loin séduit la vue, et de près – le dirai-je
N’est que stérilité sans grâce et sans odeur …

Mais la nef qui m’emporte, ô cité fantastique,
Ne me laisse plus voir que ton front magnifique,
Et mon dernier adieu sera pour ta splendeur.

Q11  T15

Le monde où nous vivons a l’air d’un grand tréteau — 1842 (14)

Eugène Fromentin in ed. Pléiade


Sonnet

Le monde où nous vivons a l’air d’un grand tréteau
Où chaque homme à son tour vient, grotesque poupée,
D’héroisme, d’orgueil ou de vertu drapée,
Débiter sans l’entendre un bout de libretto.

Un siècle passe ; on change un chiffre à l’écriteau.
D’ailleurs, qu’ils aient un sceptre, une lyre, une épée,
Que ce soit Spartacus, ou Lycurgue, ou Pompée,
Tous ont un masque au front, Dieu leur prête un manteau.

Puis, quand l’âge est venu de quitter leur dépouille,
Que le sceptre se brise & que le fer se rouille,
Que le masque est usé, ridé, percé, sanglant,

Chacun dans la coulisse, à la fin de son rôle,
Va chercher son dernier costume, et sur l’épaule
Pour uniforme à tous on leur jette un drap blanc.

‘Cour d’assises, lundi 14 février 1842’.

Q15  T15

Invisible Trilby, je t’ai vu ce matin . — 1842 (13)

Ernest Fouinet dans une lettre à Charles Nodier

Invisible Trilby, je t’ai vu ce matin .
Oui, j’ai vu ton esprit et ta grâce éternelle
Et ta bonté riante, et j’ai mis sous ton aile,
Quelques feuillets lancés pour un vol incertain.

Oui, je t’ai vu, Trilby, mon bienveillant lutin,
Flambeau de poésie ou limpide étincelle !
Mais ce n’était point moi, dis-tu – c’était donc celle
Qui rend heureux et doux ton glorieux destin ?

Ah ! c’était toujours toi ; c’était toujours ton âme,
L’écho de tes accords, le reflet de ta flamme
Ton chant qui se prolonge et son plus beau rayon

Et ta seconde vue et toute ta féérie,
Et, bienfaisant lutin, ton inspiration.
C’était Charles Trilby sous les traits de Marie.

Q15  T14 – banv –   Trilby ou le lutin d’Argail, conte de Nodier (1822)

O forge qui fais peur au passant, à minuit, — 1842 (12)

André Van Hasselt Souvenirs de Liège

Dans une forge

O forge qui fais peur au passant, à minuit,
Quand regardant de loin ta forme flamboyante,
Il écoute mugir, sous ton toit qui bruit,
Des soufflets monstrueux la poitrine aboyante;

Dans ton antre de feu, plein d’éclairs et de bruit,
Tu mâches la montagne, ô fournaise géante,
Et la montagne fond, dans ta flamme qui luit,
Et sort en blocs de fer de ta gueule béante.

Le siècle où nous vivons est une forge aussi,
Que le penseur de loin contemple avec souci;
Et nous tous, ouvriers impatients et blêmes,

Les yeux sur la fournaise et penchés à l’entour,
Nous y voyons se tordre et fondre nos problèmes.
Mais sait-on quel métal en doit sortir un jour?

Q8 – T14 Van Hasselt, belge, travaille le sonnet industriel.

J’aime les vieux manoirs, ruines féodales — 1842 (11)

Louise Colet Poésies

Les Baux

J’aime les vieux manoirs, ruines féodales
Qui des rocs escarpés dominent les dédales;
J’aime du haut des tours de leur sombre prison
A voir se dérouler un immense horizon;

J’aime, de leur chapelle en parcourant les dalles,
A lire les ci-gît couronnés de blason,
Et qui gardent encor la trace des sandales
Des pèlerins lointains venus en oraison.

Parmi les noirs châteaux gigantesques décombres
Dont les murs crénelés jettent au loin leurs ombres,
Aux champs de la Provence est le donjon des Baux:

Là, chaque nuit encore, enlacée par les Fées,
Dans une salle d’arme aux gothiques trophées,
Dorment les chevaliers sortis de leurs tombeaux

Q2 – T15 mme Colet n’a pas reculé devant le quatrain plat: aabb  abab

Sur le blanc mausolée où repose Mercoeur, — 1842 (10)

Henri-Victor Drouaillet La guitare

Sonnet

Sur le blanc mausolée où repose Mercoeur,
Je lisais ces deux vers qui m’allèrent au coeur:
La victime du siècle est là sur cette tombe:
Anathème au vautour et paix à la colombe!

Ceci me fit rêver; lorsque la feuille tombe,
Me dis-je, nul ne sait où le vent la conduit;
Ainsi la gloire, après le jour descend la nuit.
L’astre à peine levé qu’il pâlit, qu’il succombe.

Cette pensée amère ébranla ma constance.
Je maudis mon destin, mes rêves superflus,
Je revins et j’ouvris mon Schiller, où je lus:

Cesse tes cris plaintifs, toi qui reçus du ciel
Ton rêve pour bonheur, ta foi pour récompense,
N’est- ce pas déjà trop pour un ingrat mortel?

Q24 – T34 Notable à deux titres: – d’une part les quatrains sont à trois rimes, le premier en rimes plates: aabb  ba’a’b ; mais on remarquera surtout la disposition des tercets, cdd  ece, disposition ‘italienne’ qui fait se rencontrer au vers 11 et 12 deux mots à finales masculines (lus / ciel), violation caractérisée de la règle d’alternance des rimes en vigueur alors depuis presque deux siècles.

J’aime un château gothique aux tourelles croulantes, 1842 (9)

Henri-Victor Drouaillet La guitare

A mon ami Ernest Vériot

J’aime un château gothique aux tourelles croulantes,
Où le lichen étend ses livides rameaux;
J’aime à rêver, le soir, sous les sombres arceaux,
A promener mes pas sur les dalles sonnantes.

Ces murs, jadis témoins de scènes palpitantes,
Ces blasons mutilés, ces restes de tombeaux,
Et ces pans de remparts s’écroulaient en lambeaux,
Tout parle, tout instruit dans ces ruines vivantes.

A l’endroit où flottait l’étendard redouté
Sur la tour où veillait le damoiseau fidèle,
Le sinistre corbeau se tient en sentinelle,

Et sur le front bruni de cette citadelle
Qui fit trembler le serf et le vassal rebelle,
Le burin de notre âge a gravé: Liberté!

Q15 – T33

Vous qui écoutez, aux rimes que j’ai répandues, — 1842 (8)

– comte Ferdinand de Gramont trad  Pétrarque in  Poésies de l’étranger


I
Vous qui écoutez, aux rimes que j’ai répandues, le son de ces soupirs, dont je nourrissais mon coeur, dans l’égarement premier de la jeunesse, quand j’étais en partie un autre homme que je ne suis;

Pour ce style dans lequel je pleure et je raisonne, et qui flotte de vains espoirs à la vaine douleur, je compte trouver pitié non moins que pardon chez tous ceux qui connaissent l’amour par expérience.

Mais je vois bien aujourd’hui comment pendant longtemps j’ai été la fable de tout le monde; aussi souvent, en face de moi, je me fais honte de moi-même

Et de ma vanité la honte est le fruit que je recueille, avec le repentir et l’éclatante conviction que tout ce qui charme ici-bas n’est qu’un songe rapide.

pr – tr  Le comte de Gramont fait comme le chevalier d’Arrighi (1838,9). Il traduit un sonnet en versets de prose, comme plus tard Jouve

Vous me demandez dans un beau distique — 1842 (7)

Théodore de Banville Les Cariatides

A M. de Sainte-Marie

Vous me demandez dans un beau distique
Comment je comprends le divin sonnet.
Hélas! aujourd’hui, qui de nous connaît,
Ce lis entr’ouvert, cette fleur mystique?

C’est plus qu’un doux chant, c’est une musique,
C’est un rayon rose, un parfum qui naît,
Un autel à qui Petrarque donnait
L’ambre italien et le marbre attique;

C’est le reflet d’or dans la goutte d’eau,
Le trait que jadis l’enfant Cupido
Tirait du carquois jeté sur ses ailes;

C’est le fard léger des belles de cour,
Le chant de Mozart aux saveurs si belles,
Que, redit trois fois, il semble trop court.

Q15 – T14 – banv –  tara – s sur s
On remarque, avec une certaine surprise que les vers 12 et 14 riment mal (pour la conception classique)
Théodore de Banville semble bien être le premier à réutiliser le ‘taratantara’, cette version antique du décasyllabe, coupé 5/5.
(a.ch) préfère cet autre sonnet en taratantarasdu même auteur:

SOUS BOIS

A travers le bois fauve et radieux,
Récitant des vers sans qu’on les en prie,
Vont, couverts de pourpre et d’orfévrerie,
Les comédiens, rois et demi-dieux.

Hérode brandit son glaive odieux,
Dans les oripeaux de la broderie,
Cléopâtre brille en jupe fleurie
Comme resplendit un paon couvert d’yeux.

Puis, tout flamboyants sous les chrysolithes,
Les bruns Adonis et les Hippolytes
Montrent leurs arcs d’or et leurs peaux de loups.

Pierrot s’est chargé de la dame-jeanne.
Puis après eux tous, d’un air triste et doux,
Viennent en rêvant le Poëte et l’Ane[1].

Ce n’est pas au Songe d’une nuit d’été vécu par des personnages de la comédie italienne, ni à Watteau, qu’il convient de se référer, comme le fait Edouard Maynial dans son Anthologie des poètes du XIXe siècle (Hachette, 1935, p. 295), mais au Roman comique de Scarron.
C’est une scène du XVIIe siècle qui est décrite dans une forme de l’époque, le sonnet. L’a-t-elle été selon un vers contemporain : celui de Régnier-Desmarais, tel que Banville pouvait en trouver des exemples dans le Richelet ou chez Quicherat ? L’origine de ce vers serait la solution à un problème de technique (renouvellement par réhabilitation d’une forme ancienne marginale et oubliée), et ne résulterait pas seulement de l’influence de la romance de Musset…


[1]Théodore de Banville : Les Cariatides; Alphonse Lemerre, 1877, pp. 277-278.

Pourquoi parler de demain, — 1842 (6)

Michel Carré Folles rimes et poésies

Sonnet

Pourquoi parler de demain,
Et de ce jour qui s’efface?
Dieu nous couvre de sa main:
Que sa volonté se fasse.

Voyez ce joyeux essaim
D’insectes bleus dans l’espace
Et ce rossignol qui passe
Sous les arbres du chemin:

C’est une nuit parfumée,
Nuit d’amour, ma bien-aimée.
Endormez-vous dans mes bras,

Votre lèvre sur la mienne;
Si la mort attend en bas,
Nous sommes prêts, – qu’elle vienne.

Q8 – T14 – 7s

par Jacques Roubaud