La foule à flots bouillans se roulait dans l’enceinte, — 1836 (3)

Hippolyte Barbier Elévations poétiques

Barnave, sonnet

La foule à flots bouillans se roulait dans l’enceinte,
Et les rois en étaient à leur dernier lambeau,
Pour enfanter l’enfer dont elle était enceinte,
La patrie en travail gisait sous Mirabeau!

Barnave se leva, colombe chaste et sainte
Pour poser son pied pur où resta le corbeau,
Muse au sourire aimant, Vierge à la douce étreinte,
Ange des bons espoirs qui console un tombeau.

Ce front blanc comme un lys, et de ces boucles blondes
Les anneaux  déroulés comme les plis des ondes,
D’une énivrante voix la molle majesté;

Ce coeur encor en lui plus grand que le génie …
 » C’est bien, dit Mirabeau, grimaçant d’ironie,
Mais il y manque encor de la divinité! »

Q8 – T15  – inhabituel éloge d’un célèbre girondin

Adieu! tout s’est enfui, le bal et la lumière, — 1836 (2)

Alfred Rousseau Un an de poésie

Caprice, I

Adieu! tout s’est enfui, le bal et la lumière,
Concerts et rêves d’or, prestige d’un moment!
O mon dieu, je suis seul, exauce ma prière,
Qu’un rêve me le montre encor en m’endormant!

De mes larmes en vain j’inonde ma paupière,
Ma vie est de souffrir, nul espoir ne m’attend:
Que suis-je pour l’aimer? mon âme toute entière
Ne vaut pas un regard qu’elle donne en riant?

Je suis jaloux de tous, car tous la trouvent belle:
Je n’avais de bonheur qu’à m’asseoir auprès d’elle,
Mais souvent sa parole est amère pour moi:

Femme, pourquoi presser ma couronne d’épine,
Porte ta douce main sur mon front qui s’incline,
Pour moi, le bal c’est toi!

Q8 – T15 – 2m (v.14: 6s)

Adieu le beau Paris que toujours on regrette! – — 1836 (1)

Alfred Rousseau Un an de poésie

Adieu le beau Paris que toujours on regrette!
Paris, brillant soleil d’un monde harmonieux!
Paris, ville à la fois noble dame, et grisette,
Dont le souffle enivrant a le parfum des cieux!

Voici venir l’hiver: la campagne est muette;
Amis, partez sans moi, recevez mes adieux,
Car déjà la colline a dérobé sa crête
Sous un voile de neige éblouissant aux yeux!

Mais songez quelquefois aux rives de la Creuse,
Lorsque viendra le soir, l’heure mystérieuse
Où l’on demande au ciel un sublime entretien:

Priez pour vos amis, priez pour votre mère,
Et si le désespoir mouille votre paupière,
Que notre souvenir soit votre ange gardien!

Q8 – T15

Incise 1835

Dans ses Grotesques, publiés cette année-là dans La France Littéraire, Théophile Gautier, qui est en train de devenir, pour les jeunes poètes de l’époque, l’autorité en matière de sonnet, fait référence au traité de Colletet qui, dit-il, « donne les règles et en quelque sorte la syntaxe … que devraient lire et méditer avec soin beaucoup de jeunes gens de maintenant qui se mêlent d’en faire et ne se doutent pas le moindrement du monde de ce que c’est ».

« Colletet était un grand admirateur du sonnet et il en parle avec amour ». Il cite le sonnet que cet auteur a écrit en l’honneur de Ronsard (peut-être en guise de complément ou de correction à l’attitude condescendante de Sainte-Beuve)

Hâtes-toi de parler, ô ma lyre d’ivoire ! — 1835 (10)

J-B Claray de Crest-Volland Sonnet à son Altesse Royale Monseigneur le Duc de Bordeaux

Hâtes-toi de parler, ô ma lyre d’ivoire !
Entonne un chant sublime au pur sang de Berri ;
Nations, mes accords, précurseurs de l’histoire,
Révèlent à vos yeux les destins de Henri.
Jeune, il saura des arts éterniser la gloire,
Formé dans la vertu par un autre Henri.
Et, si l’honneur le guide aux champs de la victoire,
Rappeler les héros de Bouvine et d’Ivri.
De la religion dont le zèle l’enflamme,
Il fera près des lis arborer l’oriflamme.
Nemours, Colbert, Rousseau* renaîtront sous ses lois.
Au temple de mémoire, en traits ineffaçables,
Neuf soeurs, vous graverez ces mots impérissables :
DIEU-DONNÉ FUT L’AMOUR DE L’EMPIRE GAULOIS.

* Jean-Baptiste

Q8 T15  acr.  sns  disp droite

Crest-Volland prend bien soin de signaler en note que son ‘Rousseau’ n’est pas l’horrible ‘Jean-Jacques’ !

Quel est ce vêtement plaintif ? Est-ce une voix ? … — 1835 (9)

Jules Lacroix in Revue poétique du dix-neuvième siècle

Le vieillard

Quel est ce vêtement plaintif ? Est-ce une voix ? …
Que fais-tu donc, vieillard, dans cette noire alcôve ?
Que dévores-tu là, comme une bête fauve ?
Sur qui laisses-tu donc la marque de tes doigts ?

C’est la vierge criant pour la dernière fois,
Qui pleure, se débat sous ton front sec et chauve,
Que son ange gardien la protège et la sauve,
Qu’il rende encor ton souffle et tes baisers plus froids ?

Tu ne songes donc pas que ton nez de squelette
Fane en la respirant la jeune violette !
O mort ! n’étouffe point la vierge en ton linceul !

Mais tu veux, libertin, qui n’a pas de famille,
Pour échauffer ton lit un corps de jeune fille!
Pense au drap de la bière où tu coucheras seul !

Q15  T15

Quand vous aurez prouvé, messieurs du journalisme : — 1835 (8)

Alfred de Musset in Oeuvres poétiques (ed. Pléiade)

Aux critiques du Chatterton d’Alfred de Vigny, II

Quand vous aurez prouvé, messieurs du journalisme :
Que Chatterton eut tort de mourir ignoré,
Qu’au Théâtre-Français on l’a défiguré,
Quand vous aurez crié sept fois à l’athéisme,

Sept fois au contresens et sept fois au sophisme,
Vous n’aurez pas prouvé que je n’ai pas pleuré.
Et si mes pleurs ont tort devant le pédantisme,
Savez-vous, moucherons, ce que je vous dirai ?

Je vous dirai : « Sachez que les larmes humaines
Ressemblent en grandeur aux flots de l’Océan ;
On n’en fait rien de bon en les analysant ;

Quand vous en puiseriez deux tonnes toutes pleines,
En les faisant sécher, vous n’en aurez demain
Qu’un méchant grain de sel dans le creux de la main ».

Q14  T30

O critique du jour, chère mouche bovine, — 1835 (7)

Alfred de Musset in Oeuvres poétiques (ed. Pléiade)

Aux critiques du Chatterton d’Alfred de Vigny

O critique du jour, chère mouche bovine,
Que te voilà pédante au troisième degré!
Quel plaisir ce doit être, à ce que j’imagine,
D’aiguiser sur un livre un museau de fouine

Et de ronger dans l’ombre un squelette ignoré!
J’aime à te voir surtout, en style de cuisine,
Te comparer sans honte au poète inspiré
Et gonfler ta grenouille aux pieds du boeuf sacré!

De quel robuste orgueil l’autre jour je t’ai vue
Te faire un beau pavois au fond d’une revue!
Oh! que je t’aime ainsi, dépeçant tout d’abord

Quiconque autour de toi donne un signe de vie,
Et puis, d’un laurier-rose, amer comme l’envie,
Couronnant un chacal sur le ventre d’un mort!

oc.sym: abaa  babb T15

Le sonnet de Musset est particulièrement remarquable par ses quatrains, de disposition abaa  babb, où la rime ‘b‘ doit attendre la seconde strophe pour recevoir son écho. Les quatrains de ce sonnet n’ont pas d’existence indépendante (en ce qui concerne les rimes). Pourtant, la règle de la ‘quadruple rime’ est satisfaite, certes d’une manière peu orthodoxe. Dans une telle situation, il vaut mieux parler d’octave que de quatrains.

J’aime à suivre en l’espace — 1835 (5)

Emile PehantSonnets

Impromptu

J’aime à suivre en l’espace
Le nuage empourpré,
Qui par un beau soir passe
Comme un ange égaré ;

Et qui bientôt s’efface,
Pâle et décoloré,
Sans laisser nulle trace
Dans le ciel azuré.

Ma muse est ce nuage;
Aujourd’hui son passage
Attire quelques yeux;

Mais dès demain peut-être
Qui pourra reconnaître
Sa place dans les cieux?

Q8 – T15 – 6s

par Jacques Roubaud