C’était un grand vaisseau taillé dans l’or massif: — 1899 (13)

Emile Nelligan

Le vaisseau d’or

C’était un grand vaisseau taillé dans l’or massif:
Ses mats touchaient l’azur, sur des mers inconnues;
La Cyprine d’amour, cheveux épars, chairs nues,
S’étalait à sa proue, au soleil excessif.

Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l’Océan trompeur où chantait la Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.

Ce fut un Vaisseau d’Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.

Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Qu’est devenu mon coeur, navire déserté?
Hélas! Il a sombré dans l’abîme du Rêve!

Q63 – T14

Gauvain cherchait Myrdhin et cornait dans la nuit. — 1899 (12)

Guillaume Apollinaire Triptyque de l’homme

La maison de cristal

Gauvain cherchait Myrdhin et cornait dans la nuit.
Des ombres vagues erraient dans Brocéliande.
Le preux s’apeurait: « Est-ce sabbat? Rien ne luit.
Myrhdin connaît ma voix, Dieu fasse qu’il l’entende. »

Le cor pleurait et l’écho répétait … Un bruit,
Un cri tout à coup; lors Gauvain songea:  » Minuit,
Est-ce Lilith qui clame? Faut-il que j’attende
Le jour pour chercher l’Enchanteur? Hélas, si grande

Est la forêt que la voix de mon corps s’y perd!
Cornons plus fort. Peut-être pourra-t-il  m’entendre
… La nuit, les bois sont noirs et se meurt l’espoir vert

Avec le jour…  » – Un cri:  » J’aime ta tristor tendre,
Vivian!  » –  » C’est lui! « , dit Gauvain qui vit
Sous cloche de cristal par la Fée asservi

Myrhdin qui souriait irréel et ravi.

Q7 – T23 + e – 15v

Après avoir morné tant de robustes piques — 1899 (11)

Laurent Tailhade A travers les grouins

Vieille dame

Après avoir morné tant de robustes piques
– Heureux vaincu de ce combat qui lui fut cher –
Et poussé dans le plus intime de sa chair,
« Les dragons chevelus, les grenadiers épiques »,

Ma tante Jean Lorrain signe le boniment
Coppéen par qui va fleurir la Paix almée:
Sans nul autre désir que prouver à l’Armée
Son amour en détail et collectivement.

Palpitant des viols subis avec ivresse,
Il imbibe les régiments de sa caresse,
Donne aux tringlots des noms de princes fabuleux.

Son coeur est grand ouvert à leurs jeux délétères,
Patriote comme chausson! Les cordons bleus
Et les vieilles catins aiment les militaires.

Q63 – T14

Elle laissa tomber près du lit sa chemise, — 1899 (10)

Jules MoulinRefuges

Quand même

Elle laissa tomber près du lit sa chemise,
Et m’apparut alors dans toute sa splendeur:
Superbe, elle m’offrait sa chair, Terre Promise;
– Je ne vis sur son front nul signe de rougeur.

Je l’avais rencontrée, au soir, dans une église.
Elle venait ainsi prier avec ardeur,
Chaque jour que Dieu fait, et c’était sans surprise,
Qu’elle avait accepté mon hommage et mon coeur.

Elle fut en tous points très bien, je dois le dire,
Et j’allais m’assoupir amplement satisfait,
Heureux d’avoir trouvé Sapho ‘Toute la Lyre »,

Quand je sentis glisser son corps qui m’étreignait:
A genoux, près du lit, je la vis très austère:
Elle avait oublié de faire sa prière!

Q8 – T23

– ‘ Depuis que les Titans, punis de leur outrage, — 1899 (9)

Léopold DauphinCouleur du temps

La Tour Eiffel vue de haut
à Alphonse Allais

– ‘ Depuis que les Titans, punis de leur outrage,
Se tordent aux Enfers, l’homme, quoique malin,
S’élève vainement:  il reste à son déclin,
Vaincu par l’anémie et veuf du fier courage.

Or, moi, monsieur Homais, je crie: au gaspillage!
Et blâme hautement notre impuissant Vulcain
D’avoir – pour nous forger ce chef d’oeuvre mesquin –
Mis le fer stimulant et tonique au pillage! ‘

Puis, cet avis donné, sagement, sans détour,
Le grand pharmacien, les lèvres dédaigneuses,
Triture au mortier ses drogues ferrugineuses

Et, sous le lourd pilon croyant revoir la Tour,
Suppute, l’oeil rêveur, les bienfaisants pécules
Qu’on aurait à rouler tout ce fer en pilules.

Q15 – T30

Pour oublier la vie et ses — 1899 (8)

Léopold DauphinCouleur du temps

Miousic
à Georges Auriol

Pour oublier la vie et ses
Leurres, les plumes que nous prîmes
Exerçons-les en des essais
Où s’entrelaceront nos rimes.

Ce nous vaudra mieux que d’aller
Au café casser du fort sucre ,
Ou, sur les chemins, pédaler,
A pneu-que-veux-tu, vers le lucre.

Lorsqu’au bout de nos vers le vol
Papillonnant des rimes vierges
Se pose, il n’est plaisir plus fol,
Et nous lui devons de beaux cierges.

Lyrique et funambule ami,
Accordons-nous: ut, sol, la, mi.

shmall – octo

Si ne sont verts ni bleus et les verts et les bleus — 1899 (7)

Léopold DauphinCouleur du temps

Guirlande mortuaire tressée pour l’ami
Je la suspends aux fers noirs de la tombe où je pleure . L. D.
… une lune est brisée, une étoile s’est éteinte – Ferdinand Loviot
Alors se voiler la face de sanglots moins par le cauchemar que dans le  sinistre bris de tout exil; qu’est-ce le Ciel? – Mallarmé – Divagations –

Si ne sont verts ni bleus et les verts et les bleus
Dissipés bien avant qu’au souffle des névroses
S’effacent nos Passés dans l’oubli nébuleux
Où roses aussi plus les roses ne sont roses

Déjà que cependant nés meurent nos Présents
Ras fauchés par le dur tranchant des heures brèves
Encor ne nous laissant quelle part des présents
Dont la vie illumine éphémères leurs rêves

Sous le tertre fatal se perdent les chemins
Noirs et vides combien si peu vers, bleus ou roses
Que sont inquiétants Futurs nos lendemains
Dehors les aujourd’huis et les hiers sans roses

Mais le ciel de l’Enfer au profond du Léthé
Mire, splendide horreur, son éternel été.

shmall

Musiques ombreuses vertes— 1899 (6)

Léopold DauphinCouleur du temps

Pour Stéphane Mallarmé
1 – septembre 1898

Musiques ombreuses vertes
Pour imiter les fontaines
Que tes flutes si lointaines
Par leurs trous au soir ouvertes

Ou quel allegro touchant
Tes blés dorent maints et blonds
Claires trilles de violons
Quand exulte le couchant

Mais où les toits des fumées
Les fiancent à l’étoile
S’arpégeant avec le voile
Long de harpes embrumées.

Pleurs! le Rêve en ses décors
Clame une plainte de cors.

shmall* – 7s

Les seigneurs blancs couchés dans leurs corsets de marbre, — 1899 (5)

Remy de Gourmont

Le soir dans un musée

Les seigneurs blancs couchés dans leurs corsets de marbre,
Larves que le soleil mène à l’éternité?
Ces colonnes vêtues de lierre comme des arbres,
Ces fontaines qui virent sourire la beauté?

Les évêques de cire à la mitre de cuivre,
Les mères qu’un enfant fait penser au calvaire,
L’angoisse de l’esclave, l’ironie de la guivre,
Diane, dont les seins se gonflent de colère?

Cette femme aux longues mains pâles et douloureuses?
Ces beaux regards de bronze, ces pierres lumineuses
Qui semblent encore pleurer un amour méconnu?

Non, soumis au désir qui m’écrase et me charme,
Je ne voyais rien dans l’ombre pleine de larmes
Qu’une main mutilée crispée sur un pied nu.

Q59 – T15 – m.irr

J’aurais pu, je crois, tout comme les autres, — 1899 (4)

Paul RomillyMuse & Musette

Apostrophe

J’aurais pu, je crois, tout comme les autres,
Suer sans repos, me battre les flancs,
Hanneton rêveur, pondre des vers blancs,
Denués de sens autant que les vôtres.

Vous m’auriez crié « Te voilà des nôtres! »
Dupes volontiers de mes faux-semblants.
Prêtres maladifs aux cultes troublants,
Vous l’auriez compté parmi vos apôtres.

Mais je ne veux pas de ces lâchetés.
Vos suffrages sont trop cher achetés:
J’écarte la main que vous m’alliez tendre.

Hiboux clignotant d’un oeil hébété,
Nous ne sommes pas faits pour nous entendre:
Vous préférez l’ombre, et moi la clarté.

Q15 – T14 – banv –  tara

Préface de G. Vapereau (auteur du Dictionnaire des Contemporains) – Après deux siècles environ de discrédit, notre génération littéraire a ramené, pour le sonnet, une ère de faveur et d’éclat. L’école romantique, se souvenant qu’il remonte, par delà le règne trop longtemps célébré des maîtres classiques, à l’époque moins démodée de la Renaissance, l’avait repris comme l’étendard de la Pléiade. On s’y est attaché pour les prétendues difficultés de sa forme, pour les contrastes de mots ou d’images que sa concentration met en relief, pour ses effets de prosodie, je dirai presque d’acoustique, pour ses harmonieuses sonorités! Quelques-uns l’ont adopté, sans prétention ni arrière-pensées, comme le cadre le plus favorable d’une noble idée et d’un sentiment délicat. Grâce à ces diverses aspirations, les sonnets se sont de nouveau multipliés, et plusieurs ont paru digne de survivre. Une pensée d’amour mystérieux et discret, dans le ‘sonnet d’Arvers’, a suffi pour sauver le nom et le souvenir d’un poète voué, sans cet éclair, à un entier oubli. D’autres, comme Joséphin Soulary, ont produit des sonnets avec assez de continuité pour en former ses recueils, et, malgré leur travail acharné de ciselure littéraire, ils ne survivent auprès de la postérité, qui a commencé pour eux, que par l’ingéniosité du trait et la délicatesse du sentiment. Quant aux prosodistes qui cherchent avant tout, dans le sonnet, le mérite de la difficulté vaincue, comme celui qui a fait l’un des siens en quatorze syllabes, ils réalisent des bizarreries sans intérêt, et, s’il reste un souvenir de leurs tours de force, on a bientôt oublié les noms des acrobates des lettres qui les ont accompli.
M. Paul Romilly n’est pas de ces derniers. Malgrè sa facilité à tourner la stance, quatrain ou tercet, il affranchit le sonnet de quelques-unes de ses puériles exigences; mais il ne cesse d’y voir ce petit cadre savant qui fait ressortir en pleine lumière la pensée ou le sentiment, augmente l’éclat ou nuance la grâce. ….

par Jacques Roubaud