Table qui brûle dans l’angle mort. Son nom est — 1998 (13)

Emmanuel Hocquard Un test de solitude – sonnets


Dimanche 16 novembre

Table qui brûle dans l’angle mort. Son nom est
sombres visages. Je soumettrai l’inattendu et
l’inconcevable aux formules mathématiques. La vie
pourrait être ainsi. Interrompue cependant la leçon
de musique. Non, me dis-je, il peut y avoir à cela
une toute autre raison. Peut-être même une question
sans réponse. L’objet de ma flamme? Je vois la
souche qui brûle dans l’angle mort. Sous la pluie.
Le messager du pain, gagné par le sommeil. Le
jour s’est levé. Oui, sa présence est têtue. Comme
un bruit de machine. Ouvre les mains pour
dormir. Qu’est-ce qu’il y a? Oh! Les bruits. Les
guêpes. L’eau. Les trèfles jaunes. La mer pâle. La
promenade en espadrilles blanches.

La règle dit que voir est un verbe d’action.1998 (12)

Emmanuel Hocquard Un test de solitude – sonnets

XV

La règle dit que voir est un verbe d’action.
Je change la règle et je dis que voir est un verbe
d’état (ou de changement d’état).
ce qui est évident quand on y réfléchit.
Je vois une feuille. Je ramasse une feuille.
Les deux phrases ne sont pas équivalentes.
Je dessine une feuille est encore autre chose.
Giacometti voit un chien. Ce chien qu’il voit ce
jour-là.
Il dit:  » Je suis ce chien. »
Il fait la sculpture de ce chien. Autoprotrait.
Je vois Viviane.
Viviane est Viviane.
J’écris les sonnets de Viviane.

Cabane est un mot de l’enfance. Construire une — 1998 (11)

Emmanuel Hocquard Un test de solitude – sonnets


XII

Cabane est un mot de l’enfance. Construire une
cabane en forêt, dans les arbres, etc
.
Cabane est aussi un souvenir de Wittgenstein. Il
s’était construit une cabane en Norvège, où il se
retira à plusieurs reprises pour réfléchir et écrire
quand il n’enseignait pas la logique à Cambridge.
L’été dernier, je me suis construit une cabane à
Bouliac, dans l’ancien atelier dAlexandre.
J’y viens souvent pour réfléchir et pour écrire.
Quand je manque de pain, je vais en acheter à
Fargue, avec Alexandre qui m’accompagne.
Devant une fenêtre de la cabane, nous avons
Construit une mangeoire en forme d’antéfixe pour
les oiseaux en hiver.

Onze novembre, achèvement sous la pluie de — 1998 (10)

Emmanuel Hocquard Un test de solitude – sonnets


X

Onze novembre, achèvement sous la pluie de
l’antéfixe des oiseaux.
Dans cette phrase, ce sont les espaces entre les

mots qui m’ont donné l’ordre des mots.
Sur le terrain, quelque chose manque entre la
Souche brûlé et le canale. Il manque un mot.
Le canale est un projet de bassin quatre. Et le
souvenir d’une anamorphose.
Dans l’herbe, le canale a été un trapèze de craie.
Par l’optique photographique, c’était un carré blanc
dressé dans le paysage.
Pour les yeux, exactement un rectangle clair si on
se tenait debout sur la pierre plate à fleur d’eau
faisant une île dans le bassin trois.

Octobre. Le retour des rouges-gorges. Ce que j’ai — 1998 (9)

Emmanuel Hocquard Un test de solitude – sonnets


II

Octobre. Le retour des rouges-gorges. Ce que j’ai
sous les yeux.
Viviane est Viviane. Seule, évidente.
Vous dire que je l‘ai vue.
Comment je l‘ai vue, n’ayant que ce nom à ma
disposition.
Vous montrer que mon regard
Je l‘ai vue ainsi.
Viviane est Viviane.
C’est-à-dire je construis une solitude.
C’est à vous que je pense.
Sourire unique.
Je vous parle de mon sourire.
Sa bouche.

incise 1998

Emmanuel Hocquard in Ma haie (2001)

(Les dernières nouvelles de la cabane, n°7)

…. Comme je le disais l’autre soir à Oscarine, j’écris des sonnets. J’ai toujours écrit énormément de sonnets. Mais pas toujours. J’ai connu de très longues périodes de vie sans écrire de sonnets, mais j’ai connu aussi d’importantes périodes à sonnets. C’est plus un penchant (cf. saint-Augustin) qu’un trait de caractère. J’ai dû écrire presque autant de sonnets que Ronsard et bien davantage que Du Bellay. Si j’ai écrit un nombre si élevé de sonnets, c’est que j’ai été amoureux un nombre très élevé de fois. Comme Ronsard. Si écrire des sonnets était un trait de caractère, j’aurais écrit, j’écrirais des sonnets chaque fois que j’ai été, je suis amoureux. Eh bien, non, justement. C’est comme ça que j’ai compris qu’écrire des sonnets est un penchant. Un penchant qui se réveille chaque fois que je tombe dans cette sorte d’état amoureux qui fait écrire des sonnets.
Et pas du tout des élégies, par exemple. Ecrire des élégies, ce serait plutôt un trait de caractère. De mauvais caractère aussi, probablement. Mais quand je suis tombé amoureux de Bonjour Viviane Vendeuse, je n’ai pas du tout pensé à écrire une élégie. Ni une ode, ni une ballade. C’est le sonnet qui s’est imposé dans toute son évidence. C’est comme ça que j’ai compris que l’amour que je lui porte est un amour à sonnets. Ce genre d’amour précis qui m’a fait écrire, quand j’étais amoureux de la moitié des filles du lycée Saint-Aulaire à Tanger, toutes classes confondues de la sixième à la terminale, un nombre incalculable de sonnets. C’est pourquoi écrire des sonnets est aussi l’indication évidente que je rajeunis. J’en avais le pressentiment. Je dirais même la conviction. A présent j’en ai la preuve éclatante.
Je n’écris pas seulement cette sorte de sonnets qu’on écrit quand on éprouve ce genre d’amour très particulier qui fait écrire des sonnets. J’écris des sonnets de quatorze lignes. Tous les sonnets ont, direz-vous, quatorze lignes. Ce n’est pas si simple que ça. Bien sûr, je ne suis pas, comme Jacques Roubaud, un expert assermenté du sonnet. J’avoue ne pas savoir grand-chose de son histoire. En regardant la télévision, j’ai cependant appris que le sonnet avait été inventé dans les Landes. C’est du moins ce que prétendait Qui-a-peur-de-Bernard-Manciet. Ce n’est donc pas si simple que ça. Par exemple dans un sonnet découpé en quatre strophes, que faire des trois lignes blanches? Faut-il les compter comme lignes ou les compter comme non-lignes? Je poserai un jour la question à Jacques Roubaud. En attendant ce jour, j’écris des sonnets de quatorze lignes qui se suivent. J’évite ainsi le problème posé par les quatre strophes et les lignes blanches qui les séparent. Notez bien que les séparent soulève un autre débat. Peut-on dire que les strophes sont séparées les unes des autres par une ligne blanche? Non, bien sûr, on ne peut logiquement pas soutenir une chose pareille. Voilà une raison supplémentaire qui m’a fait adopter le sonnet a quatorze lignes qui se succèdent sans interruption.

Voilà, vous savez tout. Il a cessé de pleuvoir.

………….

Jolie. — 1998 (8)

Emmanuel Hocquard Un test de solitude – sonnets


LIVRE I

I

Jolie.
Des yeux rieurs, une vague tristesse dans
l’expression du visage.
– Comment épelez-vous ce prénom?
Tout ce qui pourrait être dit serait brouillé par la
rumeur des voitures sur la route, devant la
boulangerie.
Piero della Francesca.
Contente-toi, pour aujourd’hui, d’acheter un
demi-pain.
Bonjour Viviane Vendeuse.
 » Dénoncez tout courrier obscène au régisseur
des postes.  »
Depuis  le début de l’été ou le naufrage du Titanic.

Pommiers du 6 avril aux laies de Saint-Germain — 1998 (7)

Jacques DarrasPetite somme sonnante

68

Pommiers du 6 avril aux laies de Saint-Germain
Pommiers pommes rosacées dans les corolles épanes
Pommiers pommes de demain cueillies dans les deux mains
Pommiers essaims en fleurs où bourdonnent les essaims
Pommiers dans le ciel bleu qui chante comme une ruche
Pommiers cire liquide limpidité du vin
Pommiers passant sous vous je m’exalte sous vos voûtes
Pommiers l’admiration religieuse me retient
Pommiers l’exclamation se profile sur ma bouche
Pommiers je suis en cidre rien qu’à vous contempler
Pommiers je suis l’automne je n’attendrai pas mai
Pommiers vos pétales choient avant que chutent vos pommes
Pommiers d’Eve vous êtes la robe de mariée
Pommiers la frondaison pommiers vous nous fondez.

bl – m.irr.  sns

La Fontaine vient à moi de la marche du distrait — 1998 (6)

Jacques DarrasPetite somme sonnante

3

La Fontaine vient à moi de la marche du distrait
Il me traverse le coprs comme un bois qui s’anime
Et que Rimbaud l’Ancien eût traversé d’un trait
Poussé par la vision de quelque bleu de Nimes
Dont lui aurait dit mot mourant Germain Nouveau
A la porte des chapelles d’Aix faisant la manche,
La Fontaine se divise en belettes en blaireaux
Les renards l’accompagnent museau contre la hanche
C’est un cortège pluriel qui d’Ardenne nous revient
Par la route de l’Aisne, les ânes, les lions, les bêtes
Les plus minces comme les plus communes, le chien
Les moucherons autour de sa perruque dansent
Un scalp picard indien, il y a même un ours
Porteur d’une pierre tombale – antiques Chronopostaux.

bl – m.irr.  sns

Pourquoi faut-il qu’en France d’équilibre revenu — 1998 (5)

Jacques DarrasPetite somme sonnante

2
Pourquoi faut-il qu’en France d’équilibre revenu
A la forme sonnetière du fond de tes lointaines
Terres nordiques frontalières au galop des vents
Béantement ouvertes comme une porte sur ses gonds
Qui battrait et le déplacement de l’air assommerait,
Tu retrouves d’instinct le lit géographique
Qui au milieu des champs des forêts des étangs
Accueille coulant la langue d’une eau claire peu profonde
Comme si La Fontaine fût le nom d’un poème

Anonyme éternel où nous viendrions baigner
Nos rêves de satyre dans les ébats des nymphes
A chair blanche qui offrissent leur sein sans effroi
– Il y a une caresse secrète dans les langues
Une agression première par la main désarmée

bl – m.irr. sns

par Jacques Roubaud