Archives de catégorie : Q59 – abab a’b’a’b’

Il est un mot affreux qui sonne à mon oreille — 1873 (34)

Antoine Monnier Eaux fortes et rêves creux : sonnets excentriques et poèmes étranges

Rien

Il est un mot affreux qui sonne à mon oreille
Comme du glas tintant le funéraire bruit,
C’est celui qu’à la fin de sa dernière veille
Jeta le vieux Faustus aux souffles de la nuit.

C’est celui que Goya grava comme légende
Au-dessous d’un fantôme entr’ouvrant son tombeau,
Semblable au ‘jamais plus !’ qu’après chaque demande
Poë fait répéter le sinistre corbeau.

C’est lui qu’ont prononcé les esprits des ténèbres,
Quand se sont accomplis les désastres célèbres ;
C’est par lui que tout fut, et le mal et le bien ;

C’est lui qui sert d’enseigne à l’humaine misère ;
C’est lui qui peut donner le vertige à la terre ;
Lui qui ronge le monde et cependant est : RIEN !

Q59  T15

Tiens non! j’attendrai tranquille, — 1873 (27)

Tristan Corbière Les Amours jaunes

Toit

Tiens non! j’attendrai tranquille,
Planté sous le toit,
Qu’il me tombe quelque tuile,
Souvenir de Toi!

J’ai tondu l’herbe, je lèche
La pierre, – altéré
Comme la Colique-sèche
De Miserere
!

Je crèverai – Dieu me damne! –
Ton tympan ou la peau d’âne
De mon bon tambour!

Dans ton boîtier, ô Fenêtre!
Calme et pure, gît peut-être …
…………………………………
Un vieux monsieur sourd!

Q59 – T15 – 2m (octo; 5s: v.2, v.4 ,v.6, v.8, v.11, v.15) – La ligne de points en fait un sonnet de quinze vers.

J’ai vu le soleil dur contre les touffes — 1873 (23)

Tristan Corbière Les Amours jaunes

Duel aux camélias

J’ai vu le soleil dur contre les touffes
Ferrailler. – J’ai vu deux fers soleiller,
Deux fers qui faisaient des parades bouffes;
Des merles en noir regardaient briller.

Un monsieur en linge arrangeait sa manche;
Blanc, il me semblait un gros camélia;
Une autre fleur rose était sur la branche,
Rose comme … Et puis un fleuret plia.

– Je vois rouge… Ah oui! c’est juste: on s’égorge –
… Un camélia blanc – là – comme Sa gorge …
Un camélia jaune, – ici – tout mâché …

Amour mort, tombé de ma boutonnière.
– À moi, plaie ouverte et fleur printanière!
Camélia vivant, de sang panaché!
Veneris Dies 13 ***

Q59 – T15 – tara

UN SONNET ! vous voulez m’inspirer cette audace, — 1872 (42)

La ligue des poètes

Au ligueur qui désire que je lui tourne un sonnet au lieu d’un acrostiche

UN SONNET ! vous voulez m’inspirer cette audace,
A moi, plein de frayeur pour ses difficultés !
Car je dois m’accrocher, pour grimper au Parnasse,
Même par l’acrostiche, à ses aspérités.

Mais toujours je retombe au fond de la vallée,
Et reprends mon élan sans le moindre succès ;
Arriver au sommet, ô gloire signalée ! ..
De rares favoris y trouvent leur accès.

Il faut avoir comme eux des trésors d’harmonie,
Des accents inspirés, perles de poésie ;
A ce prix, Apollon leur donne ses faveurs.

Sans ces dons, jour et nuit, hélas ! ma pauvre muse,
Sisyphe ou Danaïde, et sue et souffle et s’use,
Pour atteindre à mi-côte, en stériles labeurs.
Louis Monneret

Q59  T15  s sur s

Dans la salle à manger brune, que parfumait — 1872 (6)

Rimbaud

La maline

Dans la salle à manger brune, que parfumait
Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise
Je ramassais un plat de je ne sais quel met
Belge, et je m’épatais dans mon immense chaise.

En mangeant, j’écoutais l’horloge, – heureux et coi.
La cuisine s’ouvrit avec une bouffée,
– Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
Fichu moitié défait , malinement coiffée.

Et, tout en promenant son petit doigt tremblant
Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc,
En faisant, de sa lèvre enfantine, une moue,

Elles arrangeait les plats, près de moi, pour m’aiser;
– Puis, comme ça, – bien sûr, pour avoir un baiser, –
Tout bas: « Sens donc: j’ai pris une froid sur la joue … »

Q59 – T15

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines — 1872 (5)

Rimbaud

Au Cabaret-Vert

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
– Au Cabaret-Vert: je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte: je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. – Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure! –
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.

Q59 – T15

C’est un trou de verdure où chante une rivière 1872 (4)

Rimbaud

Le dormeur du val

C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent; où le soleil, de la montagne fière,
Luit: c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme:
Nature, berce-le chaudement: il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine;
Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Q59 – T15

Tandis que les crachats rouges de la mitraille — 1872 (3)

Rimbaud

Le Mal

Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu;

Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant;
– Pauvres morts! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature! Ô toi qui fis ces hommes saintement! … –

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir!

Q59 – T30

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize, — 1872 (2)

Rimbaud

 » … Français de soixante-dix, bonapartistes, républicains, souvenez-vous de vos pères en 92, etc….

– Paul de Cassagnac. Le Pays

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse
Sur l’âme et sur le front de toute humanité;

Hommes extasiés et grands dans la tourmente,
Vous dont les cœurs sautaient d’amour sous les haillons,
Ô soldats que la Mort a semé, noble Amante,
Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons;

Vous dont le sang lavait toute grandeur salie,
Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie,
Ô millions de Christs aux yeux sombres et doux;

Nous vous laissions dormir avec la République,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous.
Fait à Mazas, 3 septembre 1870

Q59 – T15

Un visage un peu long, d’une pâleur ambrée, — 1870 (4)

Charles Legrand Le théâtre en sonnets

XI – Favart

Un visage un peu long, d’une pâleur ambrée,
Des cheveux insolents, un front pur, de grands yeux,
Sous la paupière lourde embrasés, – lèvre ombrée
De dédain, col flexible et sein tumultueux.

Ta voix fuyant d’abord monotone et flexible,
Pour jaillir en éclats, et mordre bien au coeur;
Un corps semblant de marbre et, quand l’éclair arrive,
Se tordant plein d’amour, s’écrasant de douleur.

Ah! que la haine est belle à se ruer farouche!
Ah! que l’amour est doux à couler de ta bouche!
Quelle fierté! quel feu! quel désordre, quel art!

La passion, c’est toi – toi la vie et la flamme!
Et ce cri, malgré nous, à te voir, part de l’âme
Bien rugi, par les dieux! O lionne, ô Favart!

Q59 – T15