Archives de catégorie : Q59 – abab a’b’a’b’

Nous cherchons ici-bas une postérité — 1888 (6)

Alfred Copin (trad.) Les sonnets de Shakespeare traduits en vers français

I

Nous cherchons ici-bas une postérité
Pour éviter la mort à la beauté suprême,
Et qu’une fois flétrie, à sa maturité,
Il reste son image en une autre elle-même.

Mais toi, le fiancé de tes brillants regards,
Tu nourris ton éclat de ta propre substance;
Ennemi de ton charme et pour toi sans égards,
Tu fais une famine où règne l’abondance.

Toi, du monde aujourd’hui le plus frais ornement,
Qui n’es que le héraut de l’été parfumant,
En ton propre bourgeon tu conserves ta sève

– Lâche! qui se ruine en économisant!
Ecoute la nature, ou sinon te brisant,
Elle te poursuivra jusqu’au tombeau sans trève!

Q59 – T15 – tr – Shakespeare, sonnet 1: « From fairest creatures we desire increase, … « 

L’Aède claironne emmi* l’effervescence — 1886 (5)

Noël LoumoVers de couleur

Poésie

L’Aède claironne emmi* l’effervescence
Des caresses adorables de minuit
Prêt à recueillir la tintinnabulance
Des soupirs égarés dans la mort qui luit.

Il sait le miracle énervé de l’Apôtre,
Le bleu recueillement de l’exquisité,
Le souci deviné, l’Amour qui se vautre
Dans le paillettement de l’absurdité.

Au sommet du tourbillon inaccessible
Il monte méprisant la blancheur du sein
Qui regrettait l’avènement de la cible.

Et, douloir hennissant comme le burin,
Il lance aux échos son vers irrémissible
Asclépiade d’or à la voix d’airain.

Q59 – T20 – 11s *emmi Le mot est presque une signaure des ‘décadents »

Ah! vraiment c’est triste, ah! vraiment ça finit trop mal. — 1884 (10)

Paul VerlaineJadis et Naguère

Sonnet boiteux
A Ernest Delahaye

Ah! vraiment c’est triste, ah! vraiment ça finit trop mal.
Il n’est pas permis d’être à ce point infortuné.
Ah! vraiment c’est trop la mort du naïf animal
Qui voit tout son sang couler sous son regard fané.

Londres fume et crie. O quelle ville de la Bible!
Le gaz flambe et nage et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons dans leur ratatinement terrible
Epouvantent comme un sénat de petites vieilles.

Tout l’affreux passé saute, piaule, miaule et glapit
Dans le brouillard rose et jaune et sale des sohos
Avec des indeeds et des all rights et des haôs.

Non vraiment c’est trop un martyre sans espérance,
Non vraiment cela finit trop mal, vraiment c’est triste:
O le feu du ciel sur cette ville de la Bible!

Q59 – cdd efa’– 13s – Ça boite sévérement en effet. Mais quel talent ! Le mot-rime du vers 14 est le même que celui du vers 5. Les tercets ne sont que partiellement rimés. Le premier quatrain est à rimes masculines, le second à rimes féminines. Sans oublier le mètre ‘boiteux’: 13 syllabes.

En face d’un miroir est une femme étrange — 1883 (4)

Maurice RollinatLes Névroses

Le monstre

En face d’un miroir est une femme étrange
Qui tire une perruque où l’or brille à foison,
Et son crâne apparaît jaune comme une orange,
Et tout gras des parfums de sa fausse toison.

Sous des lampes jetant une clarté sévère
Elle sort de sa bouche un ratelier ducal,
Et de l’orbite gauche arrache un oeil de verre
Qu’elle met avec soin dans un petit bocal.

Elle ôte un nez de cire et deux gros seins d’ouate
Qu’elle jette en grinçant dans une rèche boîte,
Et murmure: « Ce soir, je l’appellais mon chou ;

Il me trouvait charmante à travers ma voilette »
Et maintenant cette Eve, âpre et vivant squelette,
Va démantibuler sa jambe en caoutchouc!

Q59 – T15

L’étal resplendissait aux flambes du matin. — 1881 (12)

Théodore HannonRimes de joie

Citrons

L’étal resplendissait aux flambes du matin.
Les rougets surchauffés reflêtaient leurs cinabres
Au ventre des turbots en robe de satin,
Et les saumons d’argent avaient l’éclat des sabres.

Sur le marbre laiteux les cabillauds camards
S’allongeaient, lourds voisins de l’ablette irisée;
Dans leur justaucorps pourpre éclataient les homards
Près de l’algue où baîllait l’huître vertdegrisée.

Mais les citrons surtout me charmaient: fruits joyeux
Crevant comme un sein dur le fin papier soyeux…
Leur parfum m’est plus doux que le parfum des fraises,

Et longtemps j’aimerai leurs contours séduisants
Car devant les citrons effilés et luisants
Je rêve aux tétins d’or pâle des Japonaises.

Q59 – T15

Une rousse qui m’aime et s’appelle Honorine, — 1878 (8)

P(aul) Darasse Laeta & moesta

Honorine

Une rousse qui m’aime et s’appelle Honorine,
Excusez son prénom – m’a dit : Tu fais des vers,
Que n’en fais-tu pour moi ? Bien sûr, je t’abomine,
Si je n’ai pas de toi un sonnet, gros pervers !

Eh bien, si je croyais qu’elle tînt sa parole,
Pour m’en débarrasser je refuserais net
Et la prendrais au mot ; mais je sais que la folle
M’adorerait quand même, oui, monsieur, sans sonnet.

Car c’est un vrai caniche, un lierre ; elle est fidèle
Au point que je voudrais, comme un rare modèle,
Qu’on la fît empailler ou mettre en un bocal !

Tiens, mais je m’aperçois qu sans y prendre garde,
Voilà mon sonnet fait ! Parbleu, je le lui garde ;
Elle se fâchera, mais ça m’est bien égal !

Q59  T15  s sur s

Il retentit Là-Haut sur la lyre des Anges : — 1877 (9)

Narzale Jobert Myosotis à la Vierge

Le nom de Marie
A Madame Albert de Feu

Il retentit Là-Haut sur la lyre des Anges :
Il est né d’un sourire au front de Gabriel.
Nom divin ! qu’il fait bon célébrer tes louanges !
Sur ta lèvre tu mets comme un suave miel !

Le palmier de Cadès, l’encens de l’Idumée,
La fleur de Jéricho, les vignes d’Engaddi,
Le myrrhe, le santal, l’orange parfumée,
N’ont rien de la douceur de ce beau nom redit.

Le ruisseau qui murmure en sa couche d’arène,
Le chant de la colombe au bord de la fontaine,
La brise du printemps qui passe sur les bois ;

Les baumes, les accords, les fleurs, les tendres voix,
Ce qui charme nos sens et notre âme attendrie,
Tout s’efface et s’éteint devant ce nom : Marie !

Q59  T13

Vous voulez un sonnet? – La chose est bientôt faite. — 1875 (6)

Gaston Schefer Premières poésies

A Mademoiselle X***

Vous voulez un sonnet? – La chose est bientôt faite.
Je vais vous en cuire un dans notre dernier goût,
Et je veux, en surplus, vous donner la recette
Pour toujours réussir ce précieux ragoût.

On prend pour un sonnet: un blanc rayon de lune,
L’aile d’un papillon, le pistil d’une fleur,
Un coquillage rose échoué sur la dune,
Et le brouillard léger d’une pâle vapeur.

Puis on mêle à cela, mais avec abondance,
Quelques larmes d’amour et de désespérance,
Un mot philosophique, un soupir de regret.

On parsème le tout de rimes flamboyantes,
On mélange avec art ces choses étonnantes,
Puis on ajoute un vers, et le sonnet est fait.

Q59 – T15 – s sur s

Il fait nuit. Pas de lune. Au fond d’un vallon noir — 1874 (14)

Ernest d’Hervilly – Etrennes du Parnasse pour l’année 1874

Aurore nocturne

Il fait nuit. Pas de lune. Au fond d’un vallon noir
Brillent tranquillement, étoiles de la terre,
Les feux clairs des maisons. – Toi qui passes le soir
Au flanc de la colline, étranger solitaire,

Toi dont le pas s’éteint sans bruit sur le gazon,
Comme le pas d’un Elfe à l’oeil plein de malice,
Vois-tu cette lueur immense à l’horizon?
C’est l’Aube du Viveur! C’est l’Aurore du Vice!

Paris est là! – Paris, l’ogre énorme qui veut
Toujours boire, toujours manger, aimer sans trève
Et qui, pour s’éclairer, lorsque le jour s’achève

S’est fait avec la houille un astre sans saveur!
Or, là-bas, sur la ville, à l’heure où nait le rêve,
Ce n’est pas le soleil, c’est le Gaz qui se lève!

Q59 – T29

Quand tu ne seras plus, ô ma belle maîtresse, — 1873 (35)

Antoine Monnier

Requiem

Quand tu ne seras plus, ô ma belle maîtresse,
Quand sous le marbre blanc reposera ton corps ;
Quand de tes noirs cheveux l’interminable tresse
Ne s’embaumera plus que du parfum des morts ;

Lorsque que le ver aura sur ta gorge polie
Visqueusement laissé son baiser glacial ;
Lorsque l’arc amoureux de ta lèvre pâlie
A nu laissera voir ton rire sépulcral ;

J’étalerai tes os sur un coussin de moire,
Pour liens je prendrai ton collier ciselé,
Alors je dresserai ton squelette d’ivoire :

Dans mon lit s’étendra ton torse articulé ;
Et pour que notre amour aux temps soit révélé ,
Sur ton crâne luisant j’en graverai l’histoire.

Q59 T21