Archives de catégorie : Tercets

Le malheur m’a jeté son souffle desséchant. — 1834 (2)

Louise Colet Pensecosa (ed. 1840)

Sonnet

Le malheur m’a jeté son souffle desséchant.
De mes doux sentiments la source s’est tarie,
Et mon âme incomprise, avant l’heure flétrie,
En perdant tout espoir perd tout penser touchant.

Mes yeux n’ont plus de pleurs, ma voix n’a plus de chant,
Mon cœur désenchanté n’a plus de rêverie ;
Pour tout ce que j’aimais avec idolâtrie
Il ne me reste plus d’amour ni de penchant.

Une aride douleur ronge et brûle mon âme,
Il n’est rien que j’envie et rien que je réclame ;
Mon avenir est mort, le vide est dans mon cœur.

J’offre un cœur sans pensée à l’œil qui me contemple ;
Tel sans divinité reste quelque vieux temple,
Telle après le banquet la coupe est sans liqueur.

Q15  T15

(d’après Christine Planté (ed.) : Femmes poètes du dix-neuvième siècle (1998))

Or qu’abreuvé un jour d’amertume et de fiel, — 1834 (1)

Justin Maurice Pensées du ciel et de la solitude

Sonnet

Or qu’abreuvé un jour d’amertume et de fiel,
Je sentais du malheur la brulante auréole,
Je foulai sous mes pieds le luth qui me console
Et dis, comme un martyr criant contre le ciel:

Muse, adieu! Je te fuis: ton culte est trop frivole.
Le prêtre consacré doit vivre de l’autel.
Toi, tu n’est pas un dieu, mais une vaine idole;
Le souffle de ta flamme est un souffle mortel.

Je vais porter ailleurs mes voeux, mes sacrifices;
Mon coeur va s’attacher à des lieux plus propices.
Avec raison l’on dit que ton culte se perd;

Pour tes plus saints enfants tu n’est qu’une marâtre:
Adieu! Je ne veux plus du sort de Malfilâtre,
Ni les derniers jours de Gilbert.

Q17 – T15 – 2m : (v.14: octo) – Le dernier vers est un octosyllabe, violant la règle (purement empirique) d’unicité métrique. Si la notion de ‘sonnet régulier’ avait un sens constituable, il faudrait l’inclure dans la définition.

Quand l’étoile d’amour, le plus belle des cieux, — 1833 (9)

Maurice de Guérin

Sonnet
A François du Breil de Marsan

Quand l’étoile d’amour, le plus belle des cieux,
File vers l’occident et se couche dans l’onde
Où nous voyons couler tous les bonheurs du monde,
Laissant à peine après quelque lueur aux yeux ;

L’imagination va faire ses adieux
A cette belle étoile, avant la nuit profonde,
Avant que tout soit noir et que tout se confonde
Dans le cœur devenu comme un puits ténébreux.

Alors elle s’en va, l’habile filandière,
Suspendre ses réseaux et sa gaze légère
A quelque branche frêle où luit un peu de jour,

Et se laissant aller à cette balançoire,
Elle s’y joue en l’air, tant que dans l’âme noire
Surnage encore un brin des lueurs de l’amour.

Q15  T15

C’est une once de sable, en un cristal fragile, — 1833 (8)

Léon Buquet Miscellanées

Le sablier

C’est une once de sable, en un cristal fragile,
Et chaque instant du jour là-dedans est compté ;
Et le plus léger grain de ce sable argenté,
Emporte, dans sa chute, un peu de notre argile.

C’est l’horloge, du temps d’Homère et de Virgile,
Et leurs chants, qui des Dieux d’alors ont hérité,
Dans sa course pourtant ne l’ont pas arrêté
Le vieillard séculaire, au pied toujours agile.

Comme ce sable est fin ! dirait-on pas de l’eau ? …
Oh ! qui croirait à voir ce liquide nouveau,
Que, d’un cylindre à l’autre incessamment ruisselle,

Qu’il mesure la vie à tout être jeté
Dans ce monde fatal, et parcelle à parcelle,
Précipite en tombeau l’âme à l’éternité !

Q15  T14 = banv

Je compte maintenant mes jours, heure par heure, — 1833 (7)

Charles Brugnot Poésies

Sonnet

Je compte maintenant mes jours, heure par heure,
Comme un pâle blessé, sur la terre étendu,
Qui, parmi les flots noirs du sang qu’il a perdu,
Sent sa vie échapper, goutte à goutte, et la pleure ;

Ma jeunesse sans joie, avide du passé
Ne rêvant qu’avenir, que fruits d’or au rivage,
Et, le soir, abordant une grève sauvage,
Ainsi qu’un nageur nu dont le bras s’est lassé.

Rien hier, rien demain ! – Rien dans toute ma vie
Qu’un flot après un flot ; – Frêle barque suivie
D’un sillage léger, qu’une brise aplanit ;

Au moins si j’emportais aux rives éternelles,
Pauvre oiseau, regrettant mes forêts maternelles,
Une herbe, un brin de jonc pour me faire mon nid !

Q63  T15

Voici venir pour moi le déclin de l’Automne, — 1833 (6)

Philarète Chasles (trad. Shakespeare) Caractères et paysages

Le déclin de la vie

Voici venir pour moi le déclin de l’Automne,
Où la feuille jaunit, où l’on voit tous les jours
Le bois perdre un fragment de sa belle couronne:
Temple où le rossignol soupirait ses amours.
Temple en ruine, hélas! – Voici venir cette ombre
Qui couvre l’univers, quand le soleil s’enfuit;
Quand la terre et les cieux attendent la nuit sombre,
Image de la mort, cette éternelle nuit!
Sur le foyer éteint, les cendres de ma vie,
Je rêve tristement. J’aimai, je fus aimé;
Quelques instants encor, ma carrière est remplie:
Ce feu qui m’a nourri m’aura donc consumé!
Tes yeux voyent pâlir le flambeau de ma vie,
Et tu m’aimes toujours, mon ange! Ah! Sois bénie!

Q59 – T19 – sns – sh –

Ces traductions des sonnets 29 (When in disgrace with fortune and men’s eyes) et 73 (The time of year thou mayst in me behold) de Shakespeare sont les premières (et de longtemps les seules) à reproduire la disposition des rimes (abab  cdcd  efef  gg) et la non-séparation des strophes, caractéristiques de cette sous-espèce de la forme-sonnet.

Du temps de notre enfance étourdie et légère, — 1833 (4)

Marie Nodier-Mannessier in Soirées littéraires de Paris

A mademoiselle ***

Du temps de notre enfance étourdie et légère,
Souvent, oh! bien souvent, j’aime à m’entretenir,
Et le front dans mes mains, rêveuse, à retenir
Tout ce qui m’est resté de ma douce chimère.

Que j’aime à retrouver, timide et passagère,
Ton image d’enfant dans le doux souvenir
De mon bonheur d’alors que rien n’a pu ternir,
Et que jamais ne voile une pensée amère.

Bien des jours ont passé sur ces premiers beaux jours;
Pour nous rien n’est changé, nous nous aimons toujours,
Et mon coeur dans le tien comme autrefois sait lire,

Et comprendre l’esprit qui se joue en tes yeux,
En tes yeux transparents, sur ton front gracieux,
Et dans ta voix si pure, et dans ton frais sourire.

Q15 – T15

Vainement vous voilez votre front gracieux, — 1833 (3)

A. Fontaney – in Bibliothèque populaire..: Poètes français vivans, I

Sonnet à Miss***

Vainement vous voilez votre front gracieux,
De vos longs cheveux blonds, sous la longue mantille;
De cet ardent climat, non, vous n’êtes pas fille,
Et votre âme est surtout étrangère en ces lieux.

L’oeil noir de l’Espagnole est fier, audacieux,
Plus de flamme peut-être en son regard pétille,
On voit au fond du vôtre une larme qui brille,
Le ciel est tout entier dans l’azur de vos yeux.

Mais l’Espagne n’a pas vos grands bois d’Amérique;
Ici ne laissez pas au souffle de l’Afrique
Le bouton se faner si jeune et si vermeil!

Sur ce sol, où l’amour tarit l’âme embrasée,
Gardez bien dans le coeur, votre pure rosée,
Fleur du nord qui venez vous ouvrir au soleil.

Q15 – T15

Ah! S’il est ici-bas un aspect douloureux, — 1833 (2)

Auguste BarbierIl Pianto

Mazaccio

Ah! S’il est ici-bas un aspect douloureux,
Un tableau déchirant pour un coeur magnanime,
C’est ce peuple divin que le chagrin décime,
C’est le pâle troupeau des talens malheureux.

C’est toi, Mazaccio, jeune homme aux longs cheveux,
De la bonne Florence enfant cher, et sublime;
Peintre des premiers temps, c’est ton air de victime
Et ta bouche entr’ouverte et tes sombres yeux bleus ….

Hélas! la mort te prit les deux mains sur la toile;
Et du beau ciel de l’art, jeune et brillante étoile,
Astre si haut monté, mais si vite abattu,

Le souffle du poison ternit ta belle flamme,
Comme si tôt ou tard, pour délivrer ton âme,
Le venin du génie eût été sa vertu.

Q15 – T15

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère: — 1833 (1)

Félix ArversMes heures perdues

Sonnet imité de l’italien

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère:
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.

Hélas! j’aurai passé près d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, & pourtant solitaire,
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite, sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas;

A l’austère devoir pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle:
« Quelle est donc cette femme? » et ne comprendra pas.

Q10 – T15 – arv

Le fameux ‘sonnet d’Arvers’ commence ici sa carrière. Il a bien failli passer inaperçu, le pauvre. Personne ne le remarque à l’époque. Une bonne vingtaine d’années ont été nécessaires pour qu’il s’impose comme un des sonnets (et même poèmes) les plus souvent cités du dix-neuvième siècle (du vingtième finissant même: une recherche sur le net débusque d’innombrables références en un grand nombre de langues; la plupart n’étant dues, à vrai dire, qu’au fait de sa mise en chanson par Serge Gainsbourg).

Louis AigoinNotice sur Félix Arvers et variations sur les rimes de son sonnet, (1897), cite Banville (1878): ‘ce petit poème exquis, achevé, que citent toutes les Anthologies, qui est dans toutes les mémoires, qui pour vivre n’avait pas besoin de l’imprimerie, et qui a été appelé excellement, par un usage qui a prévalu: le Sonnet d’Arvers. « . Il évoque ensuite la question posée à l’époque de la redécouverte du sonnet. « On s’est demandé s’il était vraiment ‘imité de l’italien’ « . On n’a pas trouvé le modèle italien prétendu. Alors?  » Arvers a voulu, dans le milieu où était né le sonnet, dissimuler sa passion, écarter les soupçons, et éviter de compromettre une jeune femme récemment mariée. C’était mettre le comble à une délicatesse de sentiment dont le sonnet lui-même est la preuve irrécusable.  » Une seconde question se pose:  » .. le point de savoir si le sonnet d’Arvers est l’expression d’un amour réellement ressenti. Mais le doute est-il possible? En le lisant n’entend-on pas s’exhaler la plainte de l’amant méconnu? N’entend-on pas un cri de douleur sortir de son coeur déchiré? Et c’est à ces accents si vrais qu’est dû tout le succès du petit poème ».

Il ne reste plus qu’à découvrir la femme.  » Les chercheurs ont prononcé deux noms: madame Victor Hugo, et Mademoiselle Marie Nodier; devenue madame Mennessier (auteur du sonnet 4 ci-dessous)… On est allé jusqu’à prétendre que le sonnet, signé d’Arvers, était sorti de la plume de Sainte-Beuve, le grand critique follement épris de la femme du grand poète. Nous pouvons affirmer qu’il s’agit de l’autre  » . (Monsieur Aigoin aurait eu des témoins).