Archives de catégorie : Tercets

Quelques dalles de marbre éparses dans un champ — 1946 (5)

André Rolland de Rèneville La nuit l’esprit

Le pays de toujours

Quelques dalles de marbre éparses dans un champ
Ebauchaient un chemin tendu vers le mystère
Que fomentait la rouille immense du couchant.
Des animaux buvaient dans un cercueil de pierre.

Celui qu’on n’attend plus chassait dans la clairière
Sur un cheval de brume échappé de l’étang,
L’invisible gibier dont les taches de sang
Tressaient une couronne ardente pour la terre.

La basilique en mouvement dans la forêt
Déserte, célébrait un office secret
Dans une plainte océanique à peine ourdie.

Perceptible à mon coeur, invisible à mes yeux,
Un cortège muet me poussait vers les cieux,
De la vie à la mort, de la mort à la vie.

Q10 – T15

Les barrages rompus, l’esprit combla l’espace — 1946 (4)

André Rolland de Rèneville La nuit l’esprit

L’heure en dehors du temps

Les barrages rompus, l’esprit combla l’espace
Et disparut en tant qu’esprit, – comme une mer,
Après avoir crevé l’horizon qui l’enlace,
S’oublierait comme plat et comblerait l’éther.

Il gonfla dans le noir une sphère de glace
Dont le creux monument rougissait de l’éclair
Qu’à sa mort le soleil, pris dans la carapace,
Lançait en noircissant comme un boulet de fer.

Tout rentrait dans la bouche effroyable du maître.
La dernière forêt retrouvait son ancêtre
Dans le centre terrestre ouvert jusqu’au charbon.

La chevelure et l’eau, les membres et les branches
Tournaient comme une pâte à nourrir le Dieu bon:
Moi – puisque c’était moi, ce mangeur d’avalanches.

Q8 – T14

La pâleur des gestes sous la lune — 1946 (3)

Jean CayrolPoèmes de la nuit et du brouillard

Demeure de l’ancien temps

La pâleur des gestes sous la lune
la soie d’un visage ancien qui se dévoue
la blanche demeure des sentiments à genoux
une bouffée d’étoiles qui meurt sous la dune

la nuit à la démarche lente des pleurs les appétits
calmés sans l’avoir connu le goût du pain
l’eau repos de l’insecte tout petit
qui remonte le long des tiges sous la main

l’offrande d’un regard où brille un dieu muet
te souviens-tu je l’ai aimé depuis longtemps
le vieux code de la misère

la vie la vie qui plaît
qui se brise soudain comme un verre
et répandu sur la mort le vin de l’Ancien Temps.

Q62 – T37 – m.irr

Réglés en hâte au bruit des pas de la mémoire — 1946 (2)

Pierre Emmanuel Tristesse ô ma patrie

Couvre-feu

Réglés en  hâte au bruit des pas de la mémoire
ils s’étaient égarés sur leurs traces d’hier,
Le couvre-feu tombé soudain sur leur histoire,
Leur nuit sans un radeau se peupla d’icebergs

Serrés, feutrant leurs voix, n’osant tâter le noir
(crainte d’y rencontrer le froid d’un revolver)
se fussent-ils plaqués au mur, de désespoir,
un quartier d’ombre eût basculé le ventre en l’air

Sitôt cette patrouille au large évanouie,
une autre résonnait dans leur cœur. Sous la pluie
les bottes arrachant au pavé leurs ventouses

laissaient le sol retomber flasque sur ses morts.
– Ouïr à vif toute une éternité jalouse
croître puis s’éloigner la ronde des remords!

Q8 – T14

Ce qui sera bientôt ne sera plus ; — 1945 (10)

Paul Valéry Corona & Coronilla (Ed. De Fallois, 2008)
Derniers vers

Il disperato

Ce qui sera bientôt ne sera plus ;
Demain se meurt au cœur de ce jour même :
Derrière moi, qui perdrai ce que j’aime,
Du temps futur s’enfuit vraiment le flux.

Jours qui viendrez, vous êtes révolus,
Gens qui naîtrez, enfants que l’amour sème
Dans l’avenir aux couleurs de poème,
Vous êtes morts qui vivrez superflus.

La vie est riche en fausse pierrerie ;
S’il t’arrivait que l’heure te sourie
Tiens l’espérance une vieille catin :

Vois sous son fard l’éternelle grimace,
Garde ta bouche, ou crains demain matin
Qu’elle ait baisé quelque immonde limace.

Q15  T14  déca

Les nus bien joints, leurs sources mieux que jointes, — 1945 (9)

Paul Valéry Corona & Coronilla (Ed. De Fallois, 2008)
Sonnets à Jean Voilier

« En acte »

Les nus bien joints, leurs sources mieux que jointes,
L’amour en force, à huit membres ramant,
Presse les corps vers l’éblouissement
Du haut sommet aux deux divines pointes.

Aux flancs, aux reins, aux seins, les mains empreintes
L’être avec l’être ajustant fortement
Pour l’œuvre intense et l’âpre emportement
Des heurts dansés par leurs fureurs étreintes.

L’âme commune,, à chaque tendre choc,
Sent le délice exhausser roc sur roc
Les vifs degrés qui visent à la cime :

Sa hâte ébranle une vie aux abois
Et la chair verse une plainte unanime
Qui plane et meurt sur la suprême fois …

Q15  T14 – banv –  déca

Suprême Rose, orgueil de mon hiver, — 1945 (8)

Paul Valéry   Corona & Coronilla

Sonnet à Jean Voillier

A la Pétrarque

Suprême Rose, orgueil de mon hiver,
O le plus beau malheur de mon histoire,
Tu fais, ô fleur, qu’au dedans de ma gloire,
L’amour me ronge, et je vis de ce ver.

Douce à baiser, délicieuse à boire,
Ta bouche vaut les plus doux de mes vers
Et les regards de tes beaux yeux divers
M’en disent plus que toute ma mémoire.

Tu me fais mal de toutes tes beautés
Et de ton corps les tendres cruautés
Qaund je suis seul venant vives se peindre

Et dans la nuit me torturer dormant
C’est te chérir sans cesser de me plaindre,
Suave toi, LAURE de mon tourment.

Q36  T14  déca

Pourquoi t’aimerais-je — 1945 (7)

Paul Valéry Corona & Coronilla (Ed. De Fallois, 2008)
Sonnets à Jean Voilier

Chanson trop vive

Pourquoi t’aimerais-je
Si tu n’étais celle
Avec qui s’abrège
L’heure universelle ?

Etrange manège !
Tout l’amour ruisselle,
Pris au tendre piège
Qui nous ensorcelle…

O le bel éclair
Entre chair et chair
Qu’échangent les cœurs !

Et quels vrais trésors
D’extrêmes liqueurs
Confondent les corps ! …

Q8  T14  5s  qu.fem-t.masc

Je ne veux pas que tu sois triste — 1945 (6)

Paul Valéry Corona & Coronilla (Ed. De Fallois, 2008)
Sonnets à Jean Voilier

Romance

Je ne veux pas que tu sois triste
Puisque tu sais que je le suis,
Ma lointaine, moi qui ne puis
Ignorer que l’amour existe

Depuis que mes jours et mes nuits
De tes yeux mirent l’améthyste
Et m’agitent cette batiste
Qui voilait ce que je poursuis …

Amèrement ma bouche avide
Baise une place que je vois :
Mes mains se perdent dans le vide

Où se perd l’ombre de ma voix …
Ö fantôme du château mien,
Ne sois pas triste : c’est mon bien.

T16  Q23 – octo

A la vitre d’hiver que voile mon haleine — 1945 (5)

Paul Valéry Corona & Coronilla (Ed. De Fallois, 2008)

Sonnet

A la vitre d’hiver que voile mon haleine
Mon front brûlant demande un glacial appui
Et tout mon corps pensif aux paresses de laine
S’abandonne au ciel vide où vivre n’est qu’ennui.

Sous son faible soleil, je vois fondre AUJOURD’HUI
Déjà dans la paleur d’une époque lointaine
Tant je sens que je suis vers ma perte certaine
Le Temps, le sang des jours, qui de mon âme fuit.

Pensez, tout ce qui soit … seul mon silence existe ;
Jusqu’au fond de mon cœur je le veux soutenir,
Et muet, peindre en moi la mort d’un souvenir.

Amour est le secret de cette forme triste,
L’absence habite l’ombre où je n’attends plus rien
Que l’ample effacement des choses par le mien.

Q10  T30