Archives de catégorie : rons

Q15 – T15

J’aime, seul et pensif, à m’égarer le soir, — 1841 (11)

Agathe Baudouin Rêveries sur les bords du Cher

Sonnet traduit de Pétrarque

J’aime, seul et pensif, à m’égarer le soir,
Dans les prés, sur les monts où règne le silence,
A l’abri du rameau que la brise balance
En fuyant les humains, heureux je viens m’asseoir.

Ignoré, je jouis des biens que le pouvoir
Ne laisse pas aux rois, que partout on encense
Et la joie, en mon cœur, se développe immense,
Libre de ces liens qui font mon désespoir !

Oh ! je veux désormais, aux sources du génie,
Aux torrents, aux forêts, abandonnant ma vie
Ainsi la dérober au regard des mortels.

Mais puis-je, hélas ! toujours être fier et sauvage ?
L’amour ne peut-il pas, errant sur ce rivage,
M’entraîner en esclave aux pieds de ses autels ?

Q15  T15  tr (Pétrarque xxxv : ‘solo e pensoso…)

Quand le raisin est mûr, par un ciel clair et doux, — 1841 (6)

Aloysius Bertrand Oeuvres

A Monsieur Eugène Renduel. Sonnet.

Quand le raisin est mûr, par un ciel clair et doux,
Dès l’aube, à mi-côteau rit une foule étrange:
C’est qu’alors dans la vigne, et non plus dans la grange,
Maîtres et serviteurs, joyeux, s’assemblent tous.

A votre huis, clos encor, je heurte. Dormez-vous?
Le matin vous éveille, éveillant sa voix d’ange.
Mon compère, chacun en ce temps-ci vendange;
Nous avons une vigne; – eh bien! vendangez-vous?

Mon livre est cette vigne, où, présent de l’automne,
La grappe d’or attend, pour couler dans la tonne,
Que le pressoir nouveau crie enfin avec bruit.

J’invite des voisins, convoqués sans trompette,
A s’armer promptement de paniers, de serpettes,
Qu’ils tournent le feuillet: sous le pampre est le fruit!

Q15 – T15

J’ai groupé trois sonnets d’époque différente de l’auteur de Gaspard de la nuit, d’après l’édition récente des oeuvres complètes (M. Poggenburg ne signale pas la césure épique, étrange, au vers 4 de 4). Les circonstances de la composition de 6 (peu avant la mort de Bertrand) sont les suivantes:  » Renduel ne tenait pas sa promesse de publier Gaspard de la nuit. « … E. Cluzel (1957) remarque:  » la répétition dans un même vers du verbe éveiller, employé maladroitement pour évoquer une image peu vraisemblable, imperfection regrettable dans un poème si admirable ». (Le con!)

Ma Muse languissait, triste, inconnue à tous, — 1841 (5)

Aloysius Bertrand Oeuvres

Sonnet à la Reine des Français

Ma Muse languissait, triste, inconnue à tous,
Cachant des pleurs amers parmi sa manteline;
Soudain elle reprend crayon et mandoline.
Muse, quel ange donc s’est assis entre nous?

Madame, il est un ange, au front riant et doux,
Ange consolateur qui, dès l’aube, s’incline
Vers les mortels souffrants, la veuve et l’orpheline,
L’enfant et le vieillard, – et cet ange, c’est vous!

Votre nom soit béni! – ce cri qui part de l’âme,
Ne le dédaignez point de ma bouche, Madame!
Un nom glorifié vaut-il un nom bêni?

Oh! Je vous chante un hymne avec joie et courage,
Comme l’oiseau mouillé par le nocturne orage
Chante un hymne au soleil qui le sèche en son nid!

Q15 – T15

Gloire à toi dans la langue et du Pinde et d’Endor — 1841 (4)

Aloysius Bertrand Oeuvres (ed.Poggenburg)


A Victor Hugo, poète. Sonnet

Gloire à toi dans la langue et du Pinde et d’Endor
Gloire à toi dont les vers, sublime poésie,
Se nourrissent de sang, de miel et d’ambroisie,
D’une colombe éclose dans le nid du condor!

Non, tu ne joutes point comme le picador
Qu’aux tournois de taureaux, chers à l’Andalousie,
Un sourire amoureux enivre et rassasie
Sous les balcons tendus de fleurs, d’ivoire et d’or.
Depuis Napoléon nul qui soit de ta taille
Au siècle n’a joué plus immense bataille –
Poète qui combats avec un luth de fer!

Et nul de ton soleil que la gloire environne
Ne t’a précipité sans vie ou sans couronne
Comme Napoléon ou comme Lucifer.

Q15 – T15 – disposition notable : 4+7+3 – césure épique au vers 4

L’hirondelle au col noir, bohémienne des airs, — 1840 (14)

Eugène de Chambure Transeundo

Sonnet

L’hirondelle au col noir, bohémienne des airs,
A pour fendre l’espace une aile aventureuse ;
Le cerf, dans la forêt immense et ténébreuse,
A pour courir ses pieds, vifs comme les éclairs.

Pour visiter les cieux ou les ombrages verts
Nous n’avons, cet aveu coûte à l’âme orgueilleuse,
Ni le jarret d’acier ni l’aile vigoureuse
Qui parcourt en tous sens le mobile univers.

Mais nous avons l’esprit, cette force invisible,
Dont chaque siècle accroît l’élan irrésistible,
Et qui monte toujours comme un flux en courroux.

Comme vous gris oiseaux, nous montons aux nuages ;
Comme les tiens, beau cerf, nos pas sont des voyages ;
Ah ! nous sommes pourtant plus malheureux que vous !

Q15  T15

Il sait tout deviner sans qu’on lui dise rien ; — 1840 (13)

Théodore de Foudras Echos de l’âme

Le chien

Il sait tout deviner sans qu’on lui dise rien ;
Si nous pleurons, il pleure, et lorsque la souffrance
Même chez l’amitié trouve l’indifférence,
Il comprend aussitôt qu’il est son dernier bien.

Pour lui tout est devoir, pour lui tout est lien ;
Quand il s’est devoué telle est sa jouissance
Qu’il semble encor avoir de la reconnaissance,
Il n’est point exigeant, point ingrat, il est chien.

S’il voit une blessure à l’instant il la lèche ;
Si son maître est soldat il le suit sur la brèche,
Et si le guerrier meurt il s’attache au drapeau.

Ce qu’il donne ou reçoit n’est jamais un échange.
Il demeure immuable auprès de ce qui change.
Il va du père au fils, et du fils au tombeau.

Q15  T15

Ami ! dois-tu venir à moi, les yeux en pleurs, — 1839 (18)

Pierre Battle Poésies

Sonnet
A mon ami J.S.

Ami ! dois-tu venir à moi, les yeux en pleurs,
Parce que, sans pitié, sur ta guirlande aimée,
La critique porta sa dent envenimée,
Et que de ses poisons elle souilla tes fleurs ?

Es-tu donc à ce point ignorant de nos meurs,
Enfant, ne sais-tu pas que toute renommée
Vois se dresser contre elle une meute enflammée
De jaloux, l’entourant d’aboyantes clameurs ?

Le poète, abreuvé de fiel durant sa vie,
Ne parvient qu’en mourant à désarmer l’envie ;
C’est alors que son nom resplendit glorieux ;

Flambeaux tardifs, ses vers ressemblent aux étoiles
Qui ne brillant, du soir diamantant les voiles,
Qu’après que le soleil a disparu ces cieux.

Q15  T15

Nul mortel ici-bas n’est longtemps fortuné — 1839 (15)

Jules Canonge Le Tasse à S orrente

Sonnet

Nul mortel ici-bas n’est longtemps fortuné
S’il prodigue son culte aux faux biens de la terre ;
De chaque lendemain le réveil délétère
Vient lui ravir l’espoir que la veille a donné.

De ses plus belles fleurs l’éclat est profané,
Et, pareil au cœur vide où se tait la prière,
Où la vertu ne fut que lueur mensongère,
Il voit bientôt périr leur calice fané.

Mais l’ame qui d’amour et de paix rayonnante,
A su des passions surmonter la tourmente
Et garder de la foi le feu brillant et doux,

Jusqu’à l’aube du jour où son Dieu la rappelle,
De soleil en soleil, refleurit vaste, et belle,
Et d’un si pur destin les anges sont jaloux !

Q15  T15

Hier, dans votre sein, ma montre est descendue. — 1838 (5)

François Ponsard in Oeuvres complêtes, III (1876)

La montre

Hier, dans votre sein, ma montre est descendue.
Le pays lui parut sans doute bien orné,
Car, pour voir chaque site, elle a tant cheminé,
Que la pauvre imprudente à la fin s’est perdue.

Elle battait bien fort; vous l’avez entendue,
Mais vous ne saviez pas que j’eusse imaginé
D’y renfermer au fond un coeur emprisonné;
C’était lui qui battait sur votre gorge nue.

Depuis ce temps, il bat d’un mouvement si vif
Dans le cachot doré qui le retient captif,
Que ma montre en une heure achève la semaine.

C’est ainsi qu’à l’en croire, il s’est passé des mois
Depuis que je vous vis pour la dernière fois;
Il s’est passé pourtant une journée à peine.

Q15 – T15