D’abord vivre, dit-on, et puis philosopher ; — 1892 (9)

Henri Michel in La syrinx

Sonnets liminaires, I
(La pensée.)

D’abord vivre, dit-on, et puis philosopher ;
Mais comment vivre sans juger ce qu’est la vie ?
Toujours quelque maxime en secret est suivie
Et sa raison native on ne peut l’étouffer.

En vain voudrait-on voir sous sa haute fenêtre,
Comme un rêve, passer la vie à l’horizon ;
Véridique ou menteuse, au cœur de la raison,
Une pressante voix nous impose un Doit Etre.

Même pour s’abstenir il faut avoir choisi,
Et c’est choisir encor que suivre une coutume.
Le glorieux calice au parfum d’amertume
Brille et tremble aux mortelles mains qui l’ont saisi.

Les jours entre mes doigts coulent comme du sable ;
Il est temps de vider la coupe inéluctable.

Q63  T30 = shmall* disp 4+4+4+2

C’était un paysage austère et recueilli, — 1892 (8)

Augustin de Bercenay Sonnets

Sonnet blanc

C’était un paysage austère et recueilli,
Au sein duquel un lac dormait sous un rocher.
Filles de ce rocher, deux sources murmurantes,
Traversaient le lac pur qui modérait leur cours.

On suivait leur courant sous sa masse immobile
Jusqu’à l’endroit du bord où lerus flôts, délivrés,
S’échappaient avec joie à travers les gazons,
Réjouis par l’élan des sonores fontaines.

Oh ! qu’elle était riante et verte cette rive
Pleine d’oiseaux chanteurs dans les buissons touffus !
L’immuable rocher commandait l’autre bord,

Mais, géant attendri par la grâce des choses,
On aurait dit parfois qu’il avait un sourire
Pour les jeunes ruisseaux dont il était le père.

v. bl

C’est fin de bal:  » Vois-tu que brille — 1892 (7)

Edouard Dubus Quand les violons sont partis

Violons
Pour Georges Darien

C’est fin de bal:  » Vois-tu que brille
Dans leurs yeux fous même chanson?
Ecoute rire à l’unisson
Les deux violons du quadrille.

Ce n’est pas le rire qui brille
Dans les yeux après la chanson,
Vont-ils pleurer à l’unisson?
Les deux violons du quadrille.

Mais vient le temps où la chanson
Que l’on rêvait à l’unisson,
Comme autrefois dans les yeux brille.

Pauvre chanson ! Pauvre chanson !
Ils riront seuls à l’unisson
Les deux violons du quadrille.

Q15 – T6 – octo  – y=x (c=b, d=a) – Sonnet sur deux rimes avec vers-refrain: 4,8, 14

Cette vie est bien monotone: — 1892 (6)

Edouard Dubus Quand les violons sont partis

Théâtre

Cette vie est bien monotone:
Même farce et même décor,
Ne saurait on jouer encor
Un peu de neuf qui nous étonne?

Je sais un théâtre divin,
Pièce et décor, tout y varie,
C’est une fantasmagorie,
Les auteurs sont l’Amour, le Vin.

L’Amour compose les grands rôles
Où l’on pleure, quand vient le tour
Du Vin c’est un feu de mots drôles.

Avec le Vin, avec l’Amour
On peut vagabonder sans trêve
Dans le ciel infini du Rêve.

Q63 – T23 – octo

Blanche, comme les flots de blanche mousseline, — 1892 (5)

Edouard Dubus Quand les violons sont partis

Solitaire

Blanche, comme les flots de blanche mousseline,
Enveloppant sa chair exsangue de chlorose,
Elle rêve sur un divan dans une pose
Exquise de langueur, et de grâce féline.

De ses yeux creux jaillit un regard qui câline
Dans le vague, elle se rose,
Sa bouche se carmine et frissonne mi-close,
Sa taille par instants se cambre, puis s’incline.

Sa gorge liliale, où rouges sont empreintes
De lèvres, se raidit comme sous les étreintes,
Elle sursaute en proie au plaisir, et retombe.

Dans ses longs cheveux d’or épars rigide et pâle,
Et dans l’harmonieux tressailllement d’un râle,
On dirait un cadavre un peu frais pour la tombe.

Q15 – T15  – Tout en rimes féminines

Le givre: vivre libre en l’ire de l’hiver — 1892 (4)

André FontainasLes vergers illusoires

Le givre: vivre libre en l’ire de l’hiver
Rumeur qui se retrait au regard d’une vitre
Où, peut-être, frémit éphémère l’élytre
De tel vol ou d’un souffle épais de menu-vair.

Le ciel gris s’est, fanfare!, à soi-même entr’ouvert:
N’est-ce pas qu’y ruisselle au front morne une mitre?
Non! sénile noblesse où nul n’élude un titre
A se mentir moins vil que ne rampe le ver.

L’heure suit l’heure encor, aucune n’est la seule:
Pareille à soi, voici venir qui l’enlinceule
Pour brusque naître d’elle et pour mourir soudain.

Un chardon bleu, pas même, au suaire, ni lisse
Offrant, rêve chétif et dédain du jardin,
Ne fût-ce qu’une épine à s’en former un thyrse.

Q15 – T14 – banv

Vaine aurore! Si des larmes voilent un rire, — 1892 (3)

André FontainasLes vergers illusoires

Vaine aurore! Si des larmes voilent un rire,
Sont-elles en présage à nos fuites de joies
Qu’auraient les yeux d’une autre à suivre un jeu de soies
En frissons brefs au long des parois de porphyre?

Mais nul geste que l’aube encore ne s’y mire
Au fantastique épars de ce que tu déploies,
Ou, verbe, ne s’y grave en hymnes, jeunes proies
A promulguer: rien n’est qui soit, sinon écrire.

Une brume vieillie agonise au pilier,
Et s’y meurtrit la voix d’angoisse rauque étreinte
Pour s’y sentir naissante aux outrages plier.

Aux havres d’or naguère où s’incurvait Corinthe
Nul éphèbe ne vogue en voeux d’âme nouvelle
Vers les fauves toisons que l’aurore y révèle.

Q15 – T23

« Vierge impudique, aux flancs d’airain — 1892 (2)

Antoine SabatierSonnets en bige

Donna Juana

« Vierge impudique, aux flancs d’airain
Striés de blondeurs et de hâles,
Parmi les hommages des mâles,
J’ai passé, monstre vipérin.

Parmi les désirs et les râles,
Je fus le lac, perfide écrin
De mirage où le pèlerin
Veut rafraîchir ses lèvres pâles.

Au prix du sang, au prix des ors.
Et fus la jeteuse de sorts,
Prêtresse de Mélancolie.

Oh! de leur commune folie
Combien des meilleurs et des forts
Etreignant mes genoux sont morts!

Q16 – T9 – octo

Le bachot privé d’avirons — 1892 (1)

Mallarmé in Lettre à Paul Nadar

Le bachot privé d’avirons
Dort au pieu qui le cadenasse –
Sur l’onde nous ne nous mirons
Encore pour lever la nasse

Le fleuve sans autres émois
Que l’aube bleue avec paresse
Coule de Valvins à Samois
Frigidement sous la caresse

Ce brusque mouvement pareil
A secouer de quelque épaule
La charge obscure du sommeil
Que tout seul essaierait un saule

Est Paul Nadar debout et vert
Jetant l’épervier grand ouvert

shmall – octo

incise 1891

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Léon Crouslé – Elements de versification – On observe dans le sonnet une règle gênante, qui interdit la répétition d’un même mot ( hormis les termes de liaison … en un mot, ceux que la grammaire impose, mais qui ne disent rien à l’esprit)

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par Jacques Roubaud