Mâle et viril poète aux pensers d’or, j’admire, — 1888 (27)

Le Décadent

A Stéphane Mallarmé

Mâle et viril poète aux pensers d’or, j’admire,
Contemplateur, tes vers limpides où se mire,
Ainsi qu’en un cristal, l’irradiant flambeau
De ton âme, – paradisiaque tombeau!

Et ne crains rien, jamais  -: d’envieux auront beau
Clamer, comme devant tout génial tableau,
Un jour, ceux qui ne se charment pas à te lire,
Viendront s’agenouiller à la voix de ta lyre;

Soit que, tendre ou hautain, ton verbe si cruel
S’adoucisse parfois en des azurs de ciel,
Ou soit que de ton front jaillissent, fiers, superbes,

– Epanouissement harmonieux de gerbes –
Des vols plus puissants que des rayons de soleil,
Mourant dans une apothéose au sang vermeil!

André de Bréville

Q6 – T20

C’était un tout petit haricot de Soissons, — 1888 (26)

Le Chat Noir

Armand Masson

Revanche posthume

C’était un tout petit haricot de Soissons,
Le dernier-né chétif d’une cosse féconde;
Tous ses frères avaient fait du bruit dans le monde;
Lui, n’avait su mêler sa voix à leurs chansons.

On l’avait rejeté parmi les épluchures
Mais ses cotylédons cachaient un coeur vaillant.
Du nain qu’on dédaignait, un germe verdoyant
Surgit un jour, espoir des musiques futures.

La Nature bénit ses éveils printaniers.
Il eut des fils et des petits-fils, par milliers,
Qui nous ont conservé son âme et son génie,

Et dont la voix, fidèle au rire Eolien,
Jette encore aux échos les trésors d’harmonie
Qui dormaient dans le coeur du vieux musicien.

Q63 – T14

Atteste l’inane d’oeuvrer! — 1888 (25)

?

Le Décadent

Doctrine
…. L’Idéal éclaté comme une pêche blette …..

Atteste l’inane d’oeuvrer!
Dis-en l’amer et le stupide:
Cueille ta bouche, Aganippide!
Et la jette à l’Oubli sacré.

Sois le mouton qui tond le pré
D’une langue toujours avide.
(Un char-à-bancs revient à vide
De la ducasse de Longpré).

Bâfre des viandes, bois des vins
Vide les mystiques levains …
Une tayolle* tord ses loques

Au torse abrupt des portefaix.
– Le bonnet d’Alberte se moque
De la grimace que je fais.

Q15 – T14 – banv –  – octo

« Notre excellent ami le docteur V***, à l’obligeance de qui nous devons la communication du sonnet d’Arthur Rimbaud publié dans l’avant-dernier numéro de notre Revue, veut bien se dessaisir encore en notre faveur d’un autre poème également inédit du regretté Maître. Tous nos remercîments au Docteur V pour la communication de « cette oeuvre inaugurale qui irradie – et de sorte que glorieuse! – le baume de Socrate et de Pythagore.  »

* mot absent du TLF

Le soleil enflammé dans son rouge pourpoint — 1888 (24)

Le Chat Noir (23 juin)

Marcel Schwob

Aurore scandinave

Le soleil enflammé dans son rouge pourpoint
Crevé, par où bouffait sa chemise écarlate,
Tira de son fourreau vermeil sa blanche latte,
Sur la table des dieux tremblants assit son poing.

Le sanglier rosé, savoureux, cuit à point,
Sauta du coup, heurta dans la vaisselle plate,
Les coupes d’hydromel où l’or liquide éclate
Limpide et transparent sous sa blondeur de coing.

La Terre vit alors la face lumineuse
Du Soleil empourpré d’une aurore vineuse
S’étaler au milieu de son gilet grenat;

Rayonnant de cheveux, il saisit à la taille
La Nuit, lui fit craquer son corsage de faille, –
Et le front de la Nuit se couvrit d’incarnat.

Q15 – T15

L’insénescence de l’humide argent, accule — 1888 (23)

Le Décadent

Le limaçon

L’insénescence de l’humide argent, accule
La Glauque vision des possibilités
Où s’insurgent par telles prases abrités
Les frissons verts de la benoîte Renoncule.

Morsure extasiant l’injurieux calcul,
Voici l’or impollu des corolles athées
Choir sans trève! Néant de sphynges Galathées
Et vers les Nirvanas, ô Lyre, ton recul!

La mort …  vainqueur … et redoutable:
Aux toxiques banquets où Claudius s’attable
Un bolet nage en la Saumure des bassins.

Mais, tandis que l’abject amphyction expire,
Eclôt, nouvel orgueil de votre pourpre, ô Saints!
Le Lys ophélial orchestré pour Shakespeare.

Arthur Rimbaud

« Note – Ce sonnet si exactement conforme à la doctrine de Saint Augustin touchant les erreurs manichéennes nous semble intéressant oh! combien parmi tous! Dans l’oeuvre du Jeune Maître disparu. Promesse ou Remembrance, le lecteur acute, sans doute, placera dernier entre les vaticinations dernières de Rimbaud, le chant d’un cygne perspicace affamé de Non-Etre et qui, sur l’étang des luxures, lamente le lotus aboli.

Cette note et ce sonnet nous été adressés par un lecteur du Décadent.  »

Q15 – T14 – banv – insénescence (H.N.) : qualité de ce qui ne vieillit pas. – Formule ‘banvilienne’, si on admet la rime du masculin ‘possibilités’ avec le féminin ‘athées’

L' »Albert Hall », au dôme bizarre — 1888 (22)

Le Chat Noir

London Fog

L' »Albert Hall », au dôme bizarre
Semble un formidable encrier.
Nous prendrons pour presse-papier
Un lion de ‘Trafalgar Square’.

De la « Banque », spectacle rare,
Nous ferons un vaste casier;
Et « Marble Arch » change en plumier
Son précieux bloc de Carrare.

Le ‘Monument’ est le crayon
Et la ‘Colonne de Nelson’
Devient un porte-plume étrange.

Cependant le soleil surpris
Met sur un ciel de buvard gris
Son pain à cacheter orange.

Stationer

Q15 – T15 – octo

Rends aux Césars tout ce qui est aux Césars. — 1888 (21)

Le Décadent

Rends aux Césars

Rends aux Césars tout ce qui est aux Césars.
Rends leur les spectres des crimes, des meurtres et des pillages,
Rends aux Césars les agonies de la faim et la honte des piloris,
Les dévastations et les incendies.

Les guillotines, qui coulent de sang frais,
Les échos des vacarmes des foules vengeresses,
Et les sons lugubres des horloges qui sonnent l’heure de la mort.
Rends! mais prends-leur tout ce qui est à toi.

Prends leur leurs palais d’or, prends leurs trésors immenses,
Qu’ils t’ont pris à toi pour orner leurs trônes;
Prends leur ta terre, tes champs, ton ciel, ton soleil, tes eaux,

Prends leur ce vaste monde, qui est tout à toi,
Prends leur leur activité, leur puissance, leurs honneurs et leur gloire
Prends – et toi-même assieds-toi à leur place. –

Antoni Lange

« Ce sonnet, traduit du polonais est extrait des Malédictions. Il donne une idée de la virilité des littératures septentrionales.  »

vL

L’abdomen prépotent des bénignes cornues — 1888 (20)

– ? Le Décadent

« Un sonnet d’Arthur Rimbaud »

Les cornues
Les cornues au long des tablettes, les petites larmes de grès blanc, blanches comme les plus blancs des corps de femmes ….

L’abdomen prépotent des bénignes cornues
Se ballonne tel un ventre de femme enceinte.
Es-dressoirs, elles ont comme des airs de sainte
Procession vers quel Bondieu? de plages nues …

Et leur Idole, à ces point du tout ingénues
Pèlerines  c’est des Gloires jamais atteintes,
O la Science! Phare inaccessible …
………………………………
……………………………..

Mais c’est dans l’âpre Etna de vos nuits, ô Cornues!
Que mûrit le foetus des Demains triomphants! … –
O Vulve! De leur bec tel des sexes d’enfant

Et volute du Flanc telles les lignes nues
Du pur Torse de l’Eve aux rigidités lisses:
S de leur col fluet comme de jeunes cuisses!

Ce miraculeux sonnet, si fâcheusement mutilé, est d’une époque incertaine. Disons cependant que de bons juges l’estiment, en raison du ton général de la pièce et de sa facture tourmentée, contemporain des dernières Illuminations – N.D.L.R.

abba ab..– T30

Le noir effondrement des ténèbres premières — 1888 (19)

Charles CrosLe Collier de griffes

(L’évocation des endormis)

Il faisait chaud à tomber, dans le salon.  Au milieu, devant la table et sous la lampe, une petite blonde contrefaite et phtysique écrit au crayon sur un cahier. Un monsieur, cheveux poivre et sel, rouge sur sa cravate blonde, tête à passions (pas en faire, mais en avoir – de mauvaises), se tient derrière le frêle médium. Il annonce:
– Nous commençons par m. X. Marmier, l’illustre voyageur, membre de l’Institut, qui se couche de bonne heure!
– Un tas de gens extatiques tendent le cou pour voir ce que la blonde va écrire.
– La blonde se tortille, casse trois crayons  et écrit …

………..

« Nous allons terminer la séance par le bouquet habituel: M. Victor Hugo!
La blonde pâlit et écrivit, avec la rapidité de l’éclair, ceci:


La chute

Le noir effondrement des ténèbres premières
S’accomplit. Et Satan, amoureux des lumières
Du punch, du vice impur et de l’orgie en rut,
Tomba du haut du ciel comme tombe un roc brut.

Il tomba si longtemps que les âges immenses
Sonnèrent tour à tour aux cloches des démences
Que Dieu mit çà et là dans l’espace sans bord.
Et plus bas que la vie, et plus bas que la mort,

Plus bas que le néant l’inaccessible cible,
Et plus bas que l’absurde et que l’inadmissible
Il tomba, ricanant de n’aller pas plus bas.

Il disait: C’est la fin des glorieux combats;
Il faut être vainqueur ou vaincu, mais bien l’être;
L’esprit veut me tuer? Je vivrai par la lettre!

Q55 – T13 – Entièrement en couplets plats.

par Jacques Roubaud