Le liège, le titane et le sel aujourd’hui — 1962 (4)

Raymond Queneau – in Jacques Bens – OU LI PO (1960-1963)


Poème isovocalique

Le liège, le titane et le sel aujourd’hui
Vont-ils nous repiquer avec un bout d’aine ivre
Ce mac pur outillé que tente sous le givre
Le cancanant gravier des coqs qui n’ont pas fui

Un singe d’ocre loi me soutient que c’est lui
Satirique puis qui sans versoir se délivre
Pour n’avoir pas planté la lésion où vivre
Quand du puéril pivert a retenti l’ennui

Tout ce porc tatouera cette grande agonie
Par l’escale intimée au poireau qui le nie
Mais non l’odeur du corps où le cuivre est pris

Grand pôle qu’à ce pieu son dur ébat  assigne
Il cintre, o cytise, un bonze droit de mépris
Que met parmi le style obnubilé le Cygne.

Q15 – T14  tr. de Mallarmé

A chacune âme éprise et gentil cœur — 1962 (3)

Pierre-Jean JouveGénie

(Rêve de la Vita nova)

A chacune âme éprise et gentil cœur
En qui viendra la parole présente
Pour que me renvoie la sienne pensante
Salut en son seigneur qui est Amour

Déjà c’était presque la troisième heure
Du temps qui fait tous les astres brillants
Quand m’apparut Amour subitement
Essence qui fait peur à la mémoire

Joyeux me semblait l’Amour il tenait
Mon cœur en main, et dans ses bras avait
Ma dame en un drap voilée endormie

Puis il la réveillait, et de ce cœur brûlant
Il la paissait humblement attendrie:
Mais à la fin je le voyais partir pleurant

Q63 – T14 – 10s – tr

Le monstre dans lequel j’ai glissé: minotaure — 1962 (2)

Pierre-Jean JouveMoires

Sur le théâtre

Le monstre dans lequel j’ai glissé: minotaure
De la querelle morne et des bas longs et noirs
Brandis par la danseuse obscène vers le centre
Labyrinthe ou trésor ou meurtre ou nonchaloir;

Monstre confus formé des étreintes bestiales
Enfermé au dédale des cœurs journaliers
Partout tuant baisant comme des saturnales
Le spectacle banal aux riches chandeliers;

Le monstre dont riront dans les fauteuils stupides
Ces messieurs-dames qui ne veulent rien savoir
Des cris des coups des mondes souterrains avides,

Mais s’esclaffent car il s’agit de désespoir;
Tel est ce labyrinthe où des buissons vivants
Ont écorché l’esprit en ruisselets de sang.

shmall

Deux femmes emmêlées forment une langouste — 1962 (1)

Pierre-Jean JouveMoires

Inferno III

Deux femmes emmêlées forment une langouste
Travaillant en miroir derrière le balcon
Rideaux tirés pour la sentinelle salace,
L’une rousse paraît un homme avec des seins

L’autre maigreur châtain est ivre et taciturne,
Alors des ventres bruns en triangle et des seins,
Des dures jarretelles étendant les cuisses,
Des chairs qui survolant se trouvent au plafond,

Et de l’or en paiement, des draps et portefeuille,
Et du ballet muet des bouches dans les yeux,
Des soutiens-gorge et souliers hauts sur les dentelles,

Elles dressent l’autel sacrilège honteux
Au Démon qui regarde et surpris de la rage
Eprouve malgré lui le plaisir furieux.

bl

Celui qui sans tirer d’aucune chose qui fût, — 1961 (5)

-. Georges Ribemont-Dessaignes Michel-Ange Sonnets

A Tommaso Cavalieri

Celui qui sans tirer d’aucune chose qui fût,
créa le temps sans existence avant que rien ne fût,
du temps fit deux, à l’un donna le haut soleil,
à l’autre la lune qui nous est la plus prochaine.

Ainsi en un instant vinrent au monde
le hasard, le destin, le bonheur de chacun.
En partage j’eus le temps de l’obscurité,
moi, l’obscur en ma naissance comme en mon berceau.

Et tel celui qui se contrefait soi-même,
Comme la nuit s’épaissit à mesure qu’elle s’avance,
De faire le mal je m’afflige et me lamente.

Et pourtant il m’est permis pour ma consolation
Que ma sombre nuit s’illumine au clair soleil
Qui à votre naissance vous devint compagnon.

vL – tr

Se voir, s’épersiller, s’avancer, reculer, — 1961 (4)

Jean Queval

« On peut peut-être essayer de faire les plus simples des sonnets en limitant le risque de redondance, ou plutôt en limitant le risque de l’usage de la grammaire. Si l’on n’employait que des infinitifs, on arriverait à une moindre utilisation du langage, peut-être à une moindre redondance. » (Jean Queval en plagiaire par anticipation d’Emmanuel Fournier)

4
Sonnet des infinitifs
(ou: l’Explorateur s’est penché sur les Mammifères)

Se voir, s’épersiller, s’avancer, reculer,
Se regarder partir, oser se raccrocher,
Hésiter, suzoter, ouvrir la bouche et dire,
Entendre et puis attendre, en enfin revenir.

Avancer, entreprendre, enlacer, embrasser,
Enfreindre et démunir, encercler, écarter,
Défaire et s’égloussir, toucher et dévêtir,
Or ne toucher qu’un peu et qu’un peu s’égloussir.

Se revoir, se parler, se retoucher, s’aimer,
Se voir et reconnaître, à la fin s’endormer,
Se réveiller, se renforcer, se souvenir.

Se le dire et recommencer de s’embrasser,
Se délacer, s’entrelasser, se rencogner,
Se cuire un œuf devant que de se dévêtir.

Q1 – T6 – disp: 4 + 7 + 3 – y=x :c=a & d=b

Je suis ce riche, ainsi, que son heureuse clef — 1961 (3)

Henri Thomas Shakespearesonnets

52

Je suis ce riche, ainsi, que son heureuse clef
Mène, s’il veut, à son doux trésor bien gardé,
Lequel il n’ira pas visiter à toute heure
Car trop fréquente joie perd son exquise pointe.

Si les festins sont si rares et solennels
C’est que, lents à venir durant la longue année,
Ils y sont clairsemés comme pierres précieuses,
Ou comme sont les grands joyaux dans le collier.

Ainsi le temps est la cassette qui te garde,
Ou l’armoire qui tient caché le vêtement,
Pour enchanter plus tard l’instant privilégié

Où se redéploiera sa splendeur prisonnière.
Sois loué, toi qui tant excelles que c’est gloire,
Ta présence, et ne pas t’avoir est espérance.

bl – disp: 4+4+4+2 – tr

Maître-maîtresse de ma passion, n’as-tu pas — 1961 (2)

Henri Thomas Shakespearesonnets

2
20

Maître-maîtresse de ma passion, n’as-tu pas
Visage féminin, par la Nature peint,
Tendre cœur féminin, mais qui point ne connaît
Le fuyant changement cher aux perfides femmes.

Oeil plus clair que les leurs, et son jeu moins trompeur,
Dorant l’objet sur quoi s’arrête son regard.
Homme en son teint, seigneur en soi de tous les teints,
Voleur des regards d’homme et foudre au cœur des femmes.

Et femme tout d’abord tu as été créé,
Mais nature s’est attendrie en te faisant
Et de toi m’a frustré par une addition,

Une chose adjoignant qui n’est rien pour mes fins.
Puisqu’elle t’a choisi pour le plaisir des femmes,
Ton amour soit à moi, leur trésor, d’en user.

bl – disp: 4+4+4+2 – tr

Le vieux marin breton de tabac prit sa prise — 1961 (1)

Raymond QueneauCent mille milliards de poèmes


Le vieux marin breton de tabac prit sa prise
depuis que Lord Elgin négligea ses naseaux
sur l’antique bahut il choisit sa cerise
il chantait tout de même oui mais il chantait faux

On vous fait devenir une orde marchandise
les gauchos dans la plaine agitaient leurs drapeaux
nous regrettions un peu ce tas de marchandise
quand les grêlons fin mars mitraillent les bateaux

Devant la boue urbaine on retrousse sa cotte
aventures on eut qui s’y pique s’y frotte
lorsque Socrate mort passait pour un lutin

Cela considérant ô lecteur tu suffoques
tu me stupéfies plus que tous les ventriloques
la gémellité vraie accuse son destin

Q8 – T15

Ors et décors, simili marbre et chrysoprase, — 1960 (2)

Paul Morin Géronte et son miroir

Ciné

Ors et décors, simili marbre et chrysoprase,
Obligeant clair-obscur, contacts accommodants …
Assise près de moi, lourde de chair et d’ans,
La dame blonde bave en haletant d’extase.

Quand Némorin se plaint du désir qui l’embrase
Et qu’Estelle choit sur des gazons imprudents,
Le plaisir fait claquer ses aurifères dents
Et suinte de ses flancs comme l’huile d’un vase.

Elle hume le suc, mieux que fraise en avril,
De ce film inconcevablement puéril,
En hennissant, telle la jument de Xaintrailles ;

Et l’air chaud déplacé par ses lombes puissants
Evoque cette odeur de jasmin et d’entrailles
Des chambres où les morts sont gardés trop longtemps.

Q15 T14  y=x :e =b

par Jacques Roubaud