Nous avons en commun de la terre et du temps, — 1958 (18)

Guillevic sonnets : ed.1999

pour Jean FOLLAIN

Nous avons en commun de la terre et du temps,
Des sentiers et des prés debout près des villages,
Des caves, des greniers creusés dans d’autres âges,
Des insectes rêvant l’attaque en attendant.

Nous avons en commun la teneur du dedans
Des chambres, des coins d’ombre et des objets d’usage,
Une espèce de puits où sont les paysages
Et le besoin de retenir tous les partants.

Presqu’un même soleil, pas la même lumière,
Je te vois là, pleurant sur la mort coutumière,
Plus d’étrange dans ton pays que dans le mien.

Follain, mon vieil ami, même un peu mon complice,
En ce jour accompli, je te donne mon bien,
Le vol d’une alouette et son chant de délices.

Q15 – T14 – banv

Le feu hantait nos jours et les accomplissait, — 1958 (17)

Yves Bonnefoy Hier régnant désert

Le bel été

Le feu hantait nos jours et les accomplissait,
Son fer blessait le temps à chaque aube plus grise,
Le vent heurtait la mort sur le toit de nos chambres.
Le froid ne cessait pas d’environner nos cœurs.

Ce fut un bel été, fade, brisant et sombre,
Tu aimas la douceur de la pluie en été
Et tu aimas la mort qui dominait l’été
Du pavillon tremblant de ses ailes de cendre.

Cette année-là, tu vins à presque distinguer
Un signe toujours noir devant tes yeux porté
Par les pierres, les vents, les eaux et les feuillages.

Ainsi le soc déjà mordait la terre meuble
Et ton orgueil aima cette lumière neuve,
L’ivresse d’avoir peur sur la terre d’été.

bl

Ils allaient avec toi sur les souches premières — 1958 (15)

Raymond Queneau – (sonnets écartés des sonnets de 1958)

Les petits chemins que prennent les bûcherons dans la montagne

Ils allaient avec toi sur les souches premières
Relever les destins des ancêtres en bois
Plus figés que ne sont les derniers réverbères
Et croyaient voir ici un chêne ou deux ou trois

Ils avaient découverts les rûs hypothécaires
Dont se gargarisait un autrichien matois
Mais lorsque l’on voulait retrouver les rivères
On s’égarait alors dans la mare aux patois

Ils iront avec toi le long de la clôture
Piétiner lourdement un sentier mal pavé
Entre des talus verts sans nulle architecture

Quand dépasseront-ils enfin toute nature
Sans que s’étale même un fond d’humanité ?
Tout arbre est insolent non moins que la toiture

Q8  T20

A quoi bon ? me disais-je. A quoi bon ? A quoi bon ? — 1958 (14)

Raymond Queneau – (sonnets écartés des sonnets de 1958)

Mon adolescence immédiatement présente

A quoi bon ? me disais-je. A quoi bon ? A quoi bon ?
(Car je me croyais né d’une couple d’andouilles.)
Je me grattais le corps du nez jusqu’aux couilles.
« Ah ! que je suis ! (me disais-je) Ah ! que je suis con !

As-tu vu le homard au frais parmi les nouilles ? »
Non ! je l’avais pas vu ! j’étais pourtant planton …
Alors tu aperçois dans la plaine des douilles ?
(J’étais mauvais tireur au fusil à piston …)

Ah ! lài lài mais tout ça ce n’est que souvenir !
Je ne supportais plus le passé dans mes songes
Et je levais le poids des regrets … un soupir ..

A quoi bon ! me disais-je Est-ce que le tapir
Vole beaucoup plus haut que ne font les éponges ?
Peut-être ces questions n’ont aucun avenir

Q17  T17

Ah mais que si donc comme et oh eh hi ah mais — 1958 (13)

Raymond Queneau – (sonnets écartés des sonnets de 1958)

La neige des mots invariables

Ah mais que si donc comme et oh eh hi ah mais
En étant pour or par tout en étant si comme
Donc en si mais givrant l’on du pour quand j’allais
Aux tours du ni quand près du ceci du donc homme

Le bachelier en droit la neige ès qualités
L’autour du donc si plouf l’alentour du grossium
Ne font qu’un tore à peine autour des os gâtés
Du râtelier glacial sous le presque uranium

Donc si mais donc si quand et pour moi et pour qu’est-ce
Le donc si près la flûte et le si grosse-caisse
Font rouler leur valeur sur la peau d’asinin

Pour est peut-être contre et le contre se baisse
Pour recevoir le couic il se peut bien qu’il naisse
Le jour où l’oh mais donc un galet redevient

Q8 – T6

J’avais plongé mes doigts au fond de la marmite — 1958 (12)

Raymond Queneau – (sonnets écartés des sonnets de 1958)

J’avais plongé mes doigts au fond de la marmite
où cuisaient découpés les débris du passé
j’en tirai deux testicules et une bite
je me suis demandé ce qui s’était passé

tout ça c’était à moi douleur furie et rage!
ce cher petit bouquet assaisonnait dûment
je ne sais trop quel académique potage
qu’on sert aux miséreux quotidiennement

Ainsi j’en étais là. Je regardais ce triple
reste de ce qu’on nomme la virilité
et me mis à penser à ces anciens périples

qui menaient tout autour de cette obscure Afrique
où quelque fois l’on échoue, un beau soir d’été
pour au total se voir faire cuire la tripe

Q59 – T17

Albine était partie en disant ah mais non — 1958 (11)

Raymond Queneau – (sonnets écartés des sonnets de 1958)

Albine était partie en disant ah mais non
il n’était nullement convenu que j’allasse
tous les soirs au jardin cueillir le potiron
pour en déduire ensuite un potage lavasse

Nous regrettions tous trois cette âpre décision
car la servante avait en cuisine une audace
qui lui faisait marier le poivre et le citron
l’ammone et le benjoin le bouillant et la glace

Nous avions en effet peut-être exagéré
en demandant en plus de son parfait service
quelque imagination dans la lubricité

S’enthousiasmant toujours pour faire le pompier
ou bien quelque branlette ou bien même un coucher
la servante enculée abhorrait son supplice

Q8 – T25

Tout ce que je demande c’est de mettre un peu de terre dans le creux de la main — 1958 (10)

Raymond Queneau Sonnets

Terre meuble

Tout ce que je demande c’est de mettre un peu de terre dans le creux de la main
Juste un peu de terre dans laquelle je pourrais m’enfouir et disparaître
Regardez comme je l’étale grande cette paume on croirait qu’à tous je veux serrer la main
Et pourtant mon seul désir mon unique but et mon vœu le plus cher c’est de disparaître

J’écrivais dans de petits carnets des tas de choses au crayon qui étaient destinées à disparaître
Comme allaient s’évanouir aussi la verdure des graminées et la poussière des chemins – oui tout ça s’évanouirait demain
Je suivais la même courbe que les rails du tramouai qui déjà semblaient prêts à disparaître
Et je savais déjà oui déjà que je ne penserais qu’à une seule chose à tout finir, à finir tout ça – demain

Peintres échafaudés le long des murs de la chapelle Sixtine!
Sculpteurs agrippés le long des monts marmoréens!
Sachez sachez bien que je ne confonds pas ah mais non votre art avec de la bibine

Poètes qui sondez les mystères héraclitéens!
Prosateurs! Dramaturges! Essayistes! N’éprouvez aucun remords!
De mes amis je n’attends qu’un peu de terre dans la main – et des autres la mort

Q11 – T23 – m.irr  – quatrains sur deux mots-rimes – vers longs

Alexandre le Grand, il parlait comme un livre — 1958 (9)

Raymond Queneau Sonnets

L’alexandrinisme des origines à nos jours

Alexandre le Grand, il parlait comme un livre
Avec Aristote comme maître cela n’a rien d’étonnant
On lui reproche d’avoir été – une fois – ivre
C’est bien la peine de gagner tant de batailles pour être à la fin condamné moralement

Arrivé au bout du monde ses soldats ne voulurent plus le suivre
Pourtant après les Indes il y avait la Chine le Japon et le Nouveau Continent
Seulement ils ne savaient pas la géographie peut-être même manquaient-ils de vivres
La plupart d’entre eux rentrèrent à pied et quelques-uns par le golfe d’Oman

Tout ça ne me dit pas pourquoi l’alexandrin
De la langue française est le plus bel écrin
Il nourrit le sonnet comme la perle l’huître

Ni pour quelles raisons le roi macédonien
Donna son nom illustre à douze comédiens
Graves comme au Français, sérieux comme des pitres

Q8 – T6 – m.irr

par Jacques Roubaud