La fruitière m’a dit:  » La légume est plus chère, — 1918 (1)

Georges de La Fouchardière in L’Oeuvre

Le Songe

La fruitière m’a dit:  » La légume est plus chère,
Car le ressemelage encor a raugmenté.  »
Le charcutier m’a dit: « Le cochon exagère,
Car, au comptoir voisin, le pinard a monté. »

Une poule m’a dit, dressant sa tête altière:
« Ponds toi-même tes oeufs à l’heure du repas. »
Le débitant m’a dit: « Dedans ma tabatière,
J’ai d’excellent tabac, mais tu n’en auras pas.  »

Plus avide de jour en jour, de proche en proche,
La main du mercanti fouille dans notre poche;
Pendant que dans sa poche opère une autre main.

Et la richesse, au jour d’aujourd’hui, n’est qu’un leurre.
Toujours, toujours plus haut, monte le prix du beurre,
Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain

(Armand Sully Prudhomme)

Q32 – T15 pastiche

Toi qui tends à l’Amour les trésors de ta robe — 1917 (3)

Jean Royère Par la lumière peints


Soeur de la rose, ô mer

Toi qui tends à l’Amour les trésors de ta robe
D’un geste qui dédie aux astres les tombeaux,
Fane sur eux encor les pétales de l’aube,
Afin que les couchants de la rose soient beaux.

Soeur de la rose, ô mer, et tes rythmiques flots
Qui pâment sous l’aurore en la chair descendue,
Tu feindras la fureur humaine des sanglots
Pour figurer l’amour à qui la mort est due.

Mais ton écume, azur moutonnant à sa suite,
Fera s’émerveiller la ligne du baiser
Si la vague du soir se précise et m’invite,
Presque une soeur vivante, à te paraphraser,

Toi qui nous fait un ciel des clartés de l’espace,
Amour, ô mort blottie en une chair qui passe.

shmall

Pasteur, nous n’irons plus aux pâtis de l’aurore, — 1917 (2)

Jean Royère Par la lumière peints

Pasteur
A Gustave Geffroy

Pasteur, nous n’irons plus aux pâtis de l’aurore,
Tous mes agneaux sont morts d’avoir brouté l’azur;
Je veux, scellant sur eux l’ombre du clair-obscur,
Fermer notre bercail au soir qui vient d’éclore.

Un tendre clair de lune endormi sur un mur
Sera l’écho pensif de mon été sonore,
La seule volupté par quoi je puisse encore
Feindre au couchant du rêve un lendemain plus sûr.

Mais par les trous du toit dans la crèche où je couche
Mon âme a frissonné divine moins que lui
De sentir s’allumer aux astres qui m’ont lui
Le baiser de mes vers descendu sur ma bouche,

Fantôme dont la nuit s’éclaire d’un flambeau
Pendant que l’autre azur succède à son tombeau.

Q16 – T30 – disp: 4+4+4+2

Dans un puits, frère humide et profond des colonnes — 1917 (1)

Jean Cocteau Embarcadères

Fait-divers baudelairien

Dans un puits, frère humide et profond des colonnes
Dont l’orgueil montre au ciel des dieux de marbre et d’or
Dans un puits tapissé de mousse et d’ombre, dort
Une morte que l’eau glaciale ballonne.

La fermentation fait un bruit de pourceau,
Gouttes, tétons têtant, bulles pleines de lie.
Qui êtes-vous terrible et puante Ophélie,
Le crâne défoncé par les chutes du seau?

Ce faîte dans des cieux d’aster et de grenouilles
Ce trou en haut duquel,  comme Napoléon
Ier, place Vendôme et la Vénus des fouilles

Tu règnes, vierge pâle au ventre de ballon,
Décompose ta force et jalousement cache
Un désastre qu’il faut que tout le monde sache.

Q63 – T23

Pâle, et sentant en moi vibrer des accords sombres, — 1916 (2)

Francis Ponge in Oeuvres, II (ed.Pléiade)

Sonnet

Pâle, et sentant en moi vibrer des accords sombres,
J’écoutais s’élever la mélopée du vent,
Douloureux adagio dans le soir angoissant,
Plainte ardente, sanglot tumultueux de l’ombre.

Serait-ce le total de tous les hurlements,
Dans tous les craquements du navire qui sombre,
Des gémissements sourds s’exhalant des décombres,
De tous les pleurs, de tous les grincements de dents?

Hélas non! Je sais trop que ce n’est que le bruit,
Lamentable et lugubre au tomber de la nuit,
Du vent crépusculaire attardé dans les branches.

De la lointaine Action rien en vient jusqu’à nous.
On voudrait s’élancer, se griser de revanches!
Mais on ne peut qu’attendre, et tomber à genoux.

Q16 – T14

Ils sont si monstrueux ces démons de bataille, — 1916 (1)

Jean Aicard in Les sonnets de la guerre (ed. Marie-Rose Michaud- Lapeyre)

Allemagne au-dessus de tout

Ils sont si monstrueux ces démons de bataille,
Leur orgueil dans la honte est si démesuré,
Leur génie criminel est si bien démontré,
Que l’on ne trouve pas d’épithète à leur taille!

Tous les noms flétrisseurs vont bien, vaille que vaille,
Au uhlan le plus vil comme à son chef titré,
Mais on n’a pas encor de terme consacré,
Qui marque au front ce peuple affreux, on y travaille.

Filou, voleur, bandit, lâche, assassin hideux,
Pour juger le soldat du fier Guillaume II,
C’est pauvre et l’on n’y voit que pâles synonymes,

Eh bien, pour évoquer l’horreur des plus grands crimes,
Ne cherchez pas très loin un mot plus infamant
Que celui-ci, le plus simple: « crime allemand ».

Q15 – T13

La guerre a fait le plus grand tort — 1915 (12)

Henri Béraud Glabres


VIII  Le pessimiste

La guerre a fait le plus grand tort
Au commerce du parapluie,
La clientèle s’est enfuie,
Comme hirondelle au vent de mort.

Monsieur Bibelot se plaint fort,
Etant de cette confrérie
Chez qui l’amour de la Patrie
S’aune aux fentes du coffre-fort.

Il aspire à la paix. N’importe
Quelle paix ! Le morne cloporte
Soudain se mue en Ezéchiel,

Et dresse, au seuil de sa boutique,
L’ombre aboyeuse vers le ciel
D’une frousse apocalyptique.

Q15  T14  – banv – octo

Bien loin, lecteur, de ces bucoliques barbus — 1915 (10)

Henri Béraud Glabres

Dédicace

Bien loin, lecteur, de ces bucoliques barbus
Qui paissent leur bercail aux champs de Montparnasse,
Loin de ces brasseries, emmi les bons poilus,
Les anciens et les bleus (tous d’ailleurs de la classe))

La guerre donna l’être à ces vers ingénus,
Jusqu’aux lieux du carnage Apollon se prélasse.
L’Hélicon se transporte à Mesnil-les Hurlus,
Un boyau mène Eros aux crêtes du Parnasse.

Que ce luth de bivouac par ses accents rassure
Le cœur de l’apeuré Thersite. Et toi, Censeur,
Muse du caviar, tu chercheras en vain,

Dans ce recueil : rébus, parabole ou satire*.
Ce n’est que badinage, et pour montrer enfin
Aux ciblots épatés qu’on garde le sourire.

* Hélas ! la censure a cherché, et ce ne fut pas en vain. Voir page 17.

Q8  T14

‘ciblot’ est absent du TLF ; sans doute= civil.

par Jacques Roubaud