Archives de catégorie : Q59 – abab a’b’a’b’

O crapaud, que ta nuit est belle — 1904 (1)

Léon Deubel Vers de jeunesse

O crapaud, que ta nuit est belle
Par ton art sobre et trémébond,
Et comme tu manquerais à elle
Rêveur, proscrit et vagabond!

Lazzaron des Naples lunaires,
Christ des infiniment petits,
Morne Caïn des accroupis
Chassé des marges de lumière,

Affirme ta douceur têtue
D’être angoissé qui s’évertue
Derrière un Nirvanah profond;

Moi, je m’endors à ton bruit sec,
L’âme grise, la pipe au bec,
Et le pâtis jusqu’au menton.

Q59 – T15 – octo

On se souvient de la chapelle des Goyaves — 1900 (7)

Henri Jean-Marie LevetSonnets torrides

Possession française
A la mémoire de Laura Lopez

On se souvient de la chapelle des Goyaves
Où dorment deux mille dimanches des Antilles,
De la viduité harmonieuse du havre,
Et la musique, du temps vieillot des résilles …

– Colonie d’où l’aventurier revenait pauvre! –
Les enfants demi-nus jouaient, et leurs cris
Sourdaient, familiers comme les bougainvilliers mauves,
De la vérandah et de la terrasse aux lourds murs gris …

– Et les picnics du dimanche au Gros-Morne?
– Ils ont vécu, les bons vieux mauvais romans qu’orne
La Jeune Créole, lente, aux mœurs légères …

Ces enfants sont partis et leurs parents sont morts –
Et maintenant dans la petite colonie morte
Il ne reste plus que quelques fonctionnaires …

Q59 – T15

J’ai rêvé dans la Nuit, j’ai rêvé de Mystère, — 1900 (2)

Hady-Lem (E. Bouve?) – Ophir – sonnets –

Sonnet-épilogue

J’ai rêvé dans la Nuit, j’ai rêvé de Mystère,
J’ai tressailli d’amour, j’ai tressailli d’espoir;
« Vivez d’illusions, ici-bas sur la terre,
Vivez de l’Irréel pour ne point percevoir

Trop crûment le réel! » Pendant mes liturgies,
J’ai songé, soupiré des reflets, des lueurs,
De la lune sur l’or des flammes des bougies;
Ecouté les zéphyrs en leurs célestes chœurs;

Ressenti des douceurs, les chaleurs et les fièvres;
Respiré des parfums des baisers et des fleurs;
Goûté l’enivrement des frôlements de lèvres;

Et surtout frissonné l’ivresse des ardeurs
Auprès des nudités, sous la clarté lunaire!
Maintenant je frissonne au contact d’un suaire!

Q59 – T23

Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête 1899 (20)

Mallarmé Poésies

Angoisse

Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête
En qui vont les péchés d’un peuple, ni creuser
Dans tes cheveaux impurs une triste tempête
Sous l’incurable ennui que verse mon baiser:

Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes
Planant sous les rideaux inconnus du remords,
Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,
Toi qui sur le néant en sait plus que les morts:

Car le Vice, rongeant ma native noblesse,
M’a comme toi marqué de sa stérilité,
Mais tandis que ton sein de pierre est habité

Par un coeur que la dent d’aucun crime ne blesse,
Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,
Ayant peur de mourir lorsque je couche seul.

Q59 – T30

Pendant que les forts et les sages — 1899 (14)

Henri Becque in La plume

Pendant que les forts et les sages
Comptent, trafiquent, font leur prix,
Acceptent tous les esclavages,
Acceptent tous les compromis :

D’autres trop las pour tant de peine
Et qui demeurent des témoins
Contemplent la mêlée humaine
En riant dans les petits coins.

Parfois des tristesses les prennent,
Ils regrettent et se souviennent
De grands projets évanouis.

Ce sont des faiseurs de volumes,
Ils sont légers comme des plumes,
Ils sont profonds comme des puits.

Q59  T15  octo

Les seigneurs blancs couchés dans leurs corsets de marbre, — 1899 (5)

Remy de Gourmont

Le soir dans un musée

Les seigneurs blancs couchés dans leurs corsets de marbre,
Larves que le soleil mène à l’éternité?
Ces colonnes vêtues de lierre comme des arbres,
Ces fontaines qui virent sourire la beauté?

Les évêques de cire à la mitre de cuivre,
Les mères qu’un enfant fait penser au calvaire,
L’angoisse de l’esclave, l’ironie de la guivre,
Diane, dont les seins se gonflent de colère?

Cette femme aux longues mains pâles et douloureuses?
Ces beaux regards de bronze, ces pierres lumineuses
Qui semblent encore pleurer un amour méconnu?

Non, soumis au désir qui m’écrase et me charme,
Je ne voyais rien dans l’ombre pleine de larmes
Qu’une main mutilée crispée sur un pied nu.

Q59 – T15 – m.irr

Le soleil a chauffé notre toit tout le jour — 1898 (11)

Jean Amade


Notre toit

Le soleil a chauffé notre toit tout le jour
faisant luire comme une rose chaque tuile,
tandis que pour bercer leur rêve et leur amour
dans les frênes chantaient les cigales divines ;

autour de lui ont bourdonné toutes les guêpes
cherchant à prendre quelque chose de sa vie ;
et maintenant, Myrta, il tombe sur la terre
du silence, de la fraîcheur et de la nuit.

Rentrons : nous serons mieux sur le lit séculaire
l’un près de l’autre dans la chambre aux rideaux clairs ;
l’abri est sûr, reposons-nous en confiance …

Demain quand sourira l’aurore, notre toit
élèvera dans l’air comme une fumée blanche
sa petite prière et sa petite joie.

Q59  T14  r.exc.

Les Astres haut levés sur d’antiques Mémoires — 1896 (17)

André Ibels. In Cités Futures

Vers d’airain pour Saint-pol-roux

Les Astres haut levés sur d’antiques Mémoires
Irradiant les Temps d’un éblouissement,
Ont mis un peu d’azur épars en ton grimoire,
Et voici que ta voix tremble splendidement.

Las de Procession majestueuse et lente,
Tu sculptas de tes mains des reposoirs magiques,
Et les mots blancs tissés sur les cordes qui chantent
Coulèrent de tes doigts en arpèges rythmiques.

Page royal du Verbe aux armes d’Ironie,
Troubadour et jongleur de fastueuses proses,
Brode un bouclier d’or contre la tyrannie.

Ton Glaive qui dardait sa pointe vers la Lune,
Dédié, désormais, aux races d’infortune,
A lui – dans la Ténèbre – rehaussé de roses !

Q59 – T25

« étrange recueil dont chaque texte, aux accents volontiers prophétiques, désigne au lecteur un soldat-poète de l’armée anarchiste »