Archives de catégorie : Q59 – abab a’b’a’b’

Avoir beaucoup d’amour et très peu d’espérance, — 1921 (15)

Emile Faguet Chansons d’un passant

Sonnet libertin

Avoir beaucoup d’amour et très peu d’espérance,
Donner tout à son frère et n’en attendre rien,
C’est encor ici-bas la dernière science
De l’homme raisonnable et de l’homme de bien.

C’est trop lui faire honneur que compter sur le monde,
Oser le mépriser c’est s’estimer bien haut,
Et vivre indifférent c’est une joie immonde
Que savent goûter seuls le moine et l’escargot.

Il faut aller tout droit dans le sillon du juste,
Le cœur rempli d’amour, l’esprit plein de raison,
Semer tranquillement sans espoir de moisson,

Et lorsque de la mort a sonné l’heure auguste,
Croiser enfin les bras, s’étendre en son cercueil
Et s’endormir, sans peur, sans désir, sans orgueil.

Q59 – T30

Ouvre ton kimono parfumé d’ambre doux — 1921 (14)

Maurice Dekobra Strophes libertines du chevalier Naja ((d’après Jean-Paul Goujon : Anthologie de la poésie érotique française  2004)


Hors-d’œuvre

Ouvre ton kimono parfumé d’ambre doux
Et laisse-moi toûcher ta toison majuscule.
Mes doigt souples et vifs s’y donnent rendez-vous
Avant que midi sonne à ta chaste pendule.

Ils sauront, préparant le champ clos des ébats
Que nous prendrons ensemble au creux du lit tiède,
Et s’ils défont les nœuds qui retiennent tes bas,
C’est pour mieux préciser mon désir capripède.

Que ta cuisse s’écarte en accent circonflexe
Pour me faire entrevoir la lunule du sexe,
Parenthèse d’amour sous le point du nombril.

Déjà ta gorge sèche a des hoquets lubriques,
Et tes bras vont se tordre, ainsi que sur un gril,
Dans l’imminent espoir des culbutes bibliques.

Q59  T14

Dans un bordel de Constantine — 1921 (6)

Mathias Lübeck in L’Oeuf dur

La clef des champs

Dans un bordel de Constantine
Constantin Constant faux margis
Fait l’amour avec Constantine
Constantin est un affranchi.

Il sait jouer à la belote
Est nazi, tante & tatoué,
Crache à huit, couvres ses bottes,
Et fut quatre fois condamné.

Mais la police militaire
Viendrait lui chercher des oraisons
Qu’il n’essaierait pas de les taire

Pour toutes sortes de raisons.
La clef des champs est éphémère
Et je trouve qu’il a raison.

Q59 – T20 – octo – v10:9syll

Le grésil frileux hérisse les mousses — 1920 (16)

Joséphin Soulary sonnets

Intus et in cute*

Le grésil frileux hérisse les mousses
Où je vous cueillais, rêve et muguet blanc.
L’âpre vent du nord, des mêmes secousses,
Bat l’âme oppressée et l’arbre tremblant !

Es-tu l’agonie, angoisse indicible ?
Es-tu le tombeau, nature insensible ?
Es-tu ‘l’oubli morne, horizon de fer ?

– Ne crois pas au sol enchaîné de glace,
Ne crois pas au cœur mort à la surface :
L’éternel printemps couve sous l’hiver.

Dans le fond du sol ses haleines douces
Font germer le chêne au giron du gland :
Dans le fond du cœur son souffle indolent
D’un nouvel amour fait poindre les pousses.

Q9  T15  tara  QTTQ

* « intérieurement et sous la peau. » (citation de Perse, satire III, v.30)

Lèvres chaudes qu’un pivois mouille, — 1920 (15)

André Salmon Le livre et la bouteille

Gravé sur un manche à balai

Lèvres chaudes qu’un pivois mouille,
Offertes en d’autres saisons
Au baiser de Mylord l’Arsouille!
Mégère d’illustre maison!

J’aime, lorsque la lune oblique
Coule jaune et blanche aux égouts,
Portière au regard de mangouste,
Suivre tes nuits parédéniques.

Et j’aime en le soir hérissé
D’un lourd parfum de synagogue
Entendre, ô poètes blessés,

La fille des Paléologue
Tenir des discours insensés
Au perroquet bleu philologue.

Q59 – T20 – octo

Si tu veux dénouer la forêt qui t’aère — 1920 (12)

Paul ValéryAlbum de vers anciens

Valvins

Si tu veux dénouer la forêt qui t’aère
Heureuse, tu te fonds aux feuilles, si tu es
Dans la fluide yole à jamais littéraire
Traînant quelques soleils ardemment situés.

Aux blancheurs de son flanc que la Seine caresse
Emue, ou pressentant l’après-midi chanté,
Selon que le grand bois trempe une longue tresse,
Et mélange ta voile au meilleur de l’été.

Mais toujours près de toi que le silence livre
Aux cris multipliés de tout le brut azur ,
L’ombre de quelque page éparse d’aucun livre

Tremble, reflet de voile vagabonde sur
La poudreuse peau de la rivière verte
Parmi le long regard de la Seine entr’ouverte.

Q59 – T23 – on note une préposition comme rime du vers 12


Sur les fauteuils gonflés des plus rouges luxures, — 1919 (6)

Vincent Muselli Les masques

Exotisme

Sur les fauteuils gonflés des plus rouges luxures,
Et dont les triples rangs peuplent le corridor,
Les dragons parfumés qu’énervent leurs morsures
Dans le sang des velours trempent leurs ongles d’or.

Le grand singe aux pieds roux dansant devant la glace
Agite dans l’air chaud la chaîne et le mouchoir,
Et ses jambes qu’entr’ouvre une obscène grimace,
Montrent son impudeur aux oiseaux du perchoir.

L’enfant n’écoute plus aux porcelaines creuses
Gémir l’écho lointain des fanfares heureuses,
Mais sous le ventre en fleurs il se cache en criant,

Car le soleil, tombant des fenêtres ouvertes,
Roule, et comme un poisson fébrile et flamboyant,
Dans l’aquarium bleu mange des carpes vertes.

Q59 – T14

Le Printemps et l’Automne ont mêlé leurs étreintes, — 1912 (7)

Louis Mandin Ariel esclave

Le Printemps et l’Automne

Le Printemps et l’Automne ont mêlé leurs étreintes,
Et leurs fruits et leurs fleurs, et la lumière de leurs yeux,
Et sont partis dans l’ombre où, comme une âme sainte
A l’horizon du soir s’élève une aurore sur eux.

Et leurs baisers sont pleins de rayons et de larmes.
Sans bruit, l’Automne pleure en sentant le froid et le soir,
Mais le Printemps sourit à l’aurore où les charmes
Des paradis perdus versent la féerie au sol noir.

Novembre, verras-tu des nids, la fleur nouvelle?
Car un miracle prend ton ciel et l’ensorcelle,
Et c’est l’aurore-amour où te voici transfiguré.

Dans les gouttes de fleurs va flamber son mirage.
Et, palpitants de ses mêmes baisers dorés,
Le Printemps et l’Automne ont même âge et même visage.

Q59 – T14 – 2m : les vers 2 ,4,6,8, 11 et 14 ont 14 syllabes

Au bord du Loudjiji qu’embaument les arômes — 1909 (1)

Georges Fourest La négresse blonde

Pseudo-sonnet africain et gastronomique ou (plus simplement) repas de famille
Prenez et mangez: ceci est mon corps

Au bord du Loudjiji qu’embaument les arômes
des toumbos, le bon roi Makoko* s’est assis.
Un m’gannga tatoua de zigzags polychromes
sa peau d’un noir vineux tirant sur le cassis.

Il fait nuit: les m’pafous ont des senteurs plus frêles;
sourd, un marimeba vibre en des temps égaux;
des alligators d’or grouillent parmi les prêles;
un vent léger courbe la tête des sorghos;

et le mont Koungoua rond comme une bedaine,
sous la Lune aux reflets pâles de molybdène,
se mire dans le fleuve aux bleuâtre circuit.

Makoko reste aveugle à tout ce qui l’entoure:
avec conviction ce potentat savoure
un bras de son grand-père et le trouve trop cuit.

* Makoko, souverain anthropophage (mais constitutionnel) de l’Afrique Centrale (Note de l’Auteur)

Q59 – T15

L’ami très cher à nos cœurs veut partir. Mais, quoi, — 1904 (7)

Verlaine, Gabriel Vicaire, Emmanuel Signoret, André Ibels in  Le Beffroi (juillet)

Sonnet à quatre

Paul Verlaine

L’ami très cher à nos cœurs veut partir. Mais, quoi,
L’amour livre un assaut furieux à sa vie ?
L’enfant des dieux ne grelotte plus sur le toit ;
Vu par le chemin sous l’ivresse de la pluie.

Gabriel Vicaire

Les oiseaux, comme nous, ont le Lune pour nid.
Il est bien tard ; attends l’aube qui reste encore
La passerelle d’or qui mène à l’Infini,
Et bois-moi de ce vin dont la France s’honore.

Emmanuel Signoret

Te voici de front ceint d’un astre né d’hier ;
Va-t’en dormir sous l’or verdoyant des mélèzes
Trop tôt renaitront pour nous les heures mauvaises !

André Ibels

Trop tôt, je reviendrai, mes amis : un éclair
N’allume dans le ciel qu’une aube passagère

Paul Verlaine

Et l’amante devient trop vite l’étrangère

Q59 – T30

Ce sonnet, recueilli par André Ibels, fut composé une nuit à la sortie du Procope, par les quatre poètes qui se disputaient , à cette heure tardive et sotte, les sourires d’une aimable enfant.