Archives de catégorie : T13 – cc dd ee

L’air était au bonheur et soufflait à la joue — 1863 (6)

– Léon Valade & Albert Mérat Avril, Mai, Juin

Un artiste

L’air était au bonheur et soufflait à la joue
Des effluves de paix, d’espérance et d’amour.
Par ces soleils féconds où le printemps se joue
On est heureux d’ouvrir les yeux, de voir le jour.

La vie est une amante au sang riche, au teint rose :
On se pend à son col avec enivrement.
Le sombre essaim des maux s’envole en un moment
Loin des gouffres de l’âme où le passé repose.

Par un de ces beaux jours de joie et de lueur
J’allais heureux, avec des clartés plein de cœur ;
J’aperçus chancelant, le dos contre une borne,

Un vieillard abruti de faim, front bas, l’oeil morne.
Un monsieur qui passait, d’un air indifférent
Et d’un ton très-poli, me dit : « Quel beau Rembrandt ! »

Q60  T13

Un jour, je rencontrai dans une brasserie, — 1863 (5)

Antonio Zingaro Sonnets et autres rimes

Les chanteurs du Tyrol

Un jour, je rencontrai dans une brasserie,
Mélancoliquement attablés et mangeant
Un raifort qu’ils piquaient dans un peu de sel blanc,
Deux pâtres du Tyrol ; plus en leur compagnie

Une très belle fille en corset de velour,
Chapeau de feutre noir et galon d’or autour.
Ils avaient fort grand air, et plus d’une Duchesse,
Aurait de cette fille envié la noblesse.

J’approchai d’eux mon verre et je bus, en causant :
Ils étaient de Carlssteg et s’en allaient, chantant.
Quand je leur demandai s’ils étaient sœur et frère,

Tous trois, d’une même cœur, entrechoquant leur verre,
Et partageant en trois un gâteau de maïs,
Me dirent seulement : nous sommes du pays.

Q61  T13

Des dons du ciel ce beau pays comblé, — 1863 (4)

Antonio Zingaro Sonnets et autres rimes

Lucerne

Des dons du ciel ce beau pays comblé,
N’est, après tout, qu’un grand hôtel meublé!
Que Dieu nous garde, ô rêveurs, de Lucerne!
Le lac est bleu, mais la ville est bien terne.

Le Schweizerhof est peu corinthien,
Malgré son porche et sa grecque ordonnance,
Et c’est en vain que l’Hof de La Balance,
Veut se donner un air vénitien.

Les ponts, flanqués de peintures d’auberge,
Ont des Holbein couleur de jus d’asperge;
Mais dans le bourg, où l’on boit du gros vin,

L’Art a pourtant posé son pied divin,
Et Thorwaldsen a taillé dans la roche,
Un fier Lion, sans peur et sans reproche.

Q57 – T13 – déca

J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime, — 1857 (22)

Baudelaire Les fleurs du mal

De Profundis Clamavi

J’implore ta pitié, Toi, l’unique que j’aime,
Du fond du gouffre obscur où mon coeur est tombé.
C’est un univers morne à l’horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème;

Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,
Et les six autres mois la nuit couvre la terre;
C’est un pays plus nu que la terre polaire;
– Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!

Or il n’est pas d’horreur au monde qui surpasse
La froide cruauté de ce soleil de glace
Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos;

Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,
Tant l’écheveau du temps lentement se dévide!

Q63 – T13

Ma pauvre muse, hélas! qu’as-tu donc ce matin? — 1857 (6)

Baudelaire Les fleurs du mal

La muse malade

Ma pauvre muse, hélas! qu’as-tu donc ce matin?
Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,
Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint
La folie et l’horreur, froides et taciturnes.

Le succube verdâtre et le rose lutin
T’ont-ils versé la peur et l’amour dans leurs urnes?
Le cauchemar, d’un poing despotique et mutin,
T’a-t-il noyée au fond d’un fabuleux Minturnes?

Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé
Ton sein de pensers forts fut toujours fréquenté,
Et que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques

Comme les sons nombreux des syllabes antiques,
Où règnent tour à tour le père des chansons,
Phoebus, et le grand Pan, le seigneur des moissons.

Q8 – T13

Au sein de la cité bourbeuse, tristes murs, — 1843 (26)

Alexandre Cosnard Tumulus

A mon ami Prosper Doyen – sonnet

Au sein de la cité bourbeuse, tristes murs,
Où vont se dégorger tous les égouts du globe ;
Où celui qui blasphème et celui qui dérobe
Surabondent de joie en leurs ébats impurs :

Jeune homme, qui, marchant à pas fermes et purs
Parmi tout ce limon sans souiller votre robe
Avez gardé la foi, jeune homme ardent et probe
Qui passez votre vie en dévouements obscurs,

Quand je vous vois souffrir du corps, souffrir de l’âme,
Parfois contre le ciel je pousse un cri de blâme,
Puis je dis : « Celui-là souffre pour nos péchés !

Et c’est sans doute l’un de ces justes cachés,
Dont la sainte présence ici nous sauve encore
Et fait hésiter Dieu prêt à brûler Gomorrhe »

Q15  T13  bi

Dieu, nom générateur, nombre premier, dernier, — 1843 (13)

? Poésies rationalistes

La divinité

Dieu, nom générateur, nombre premier, dernier,
L’univers devant vous s’incline tout entier !
Des signes et des sons ennoblissant l’usage
Notre voix par des chants a su vous rendre hommage.

Otez-nous les plaisirs que les pleurs font payer,
Délivrez-nous du mal, prélude singulier
De l’oubli des vertus, du manque de courage,
De l’abus du bonheur qui fut notre partage.

Qui pourra comme vous enchaîner tous les nombres,
Graver en traits de feu les rayons et les ombres,
Donner aux pesanteurs les lois du mouvement.

L’atome vous subit comme le firmament.
O divin Créateur, votre toute-puissance
Soumet à l’absolu le temps et la distance !

Q1  T13

L’infini, le fini, l’esprit et la matière, — 1843 (12)

? Poésies rationalistes

L’humanité

L’infini, le fini, l’esprit et la matière,
Le temps, l’indéfini, la nuit et la lumière,
Voilà bien, répondez, tous nos sujets d’orgueil,
Je n’en connais pas un qui soit fait pour notre œil.

Aux lueurs de ces flambeaux à notre fin dernière
Tristement nous marchons, regardant en arrière ;
Nous rentrons sous la terre en approchant du seuil,
A ceux qui l’ont passé nous gardons notre deuil.

Dans la profonde nuit cette marche incertaine
Trahit, à chaque pas, notre faiblesse humaine,
L’homme ne sait-il rien ? pourrait-il tout savoir ?

Voilà du vieil enfant l’éternel désespoir.
Pour faire des jouets de ses œuvres insignes
Nous empruntons à Dieu ses chiffres et ses signes.

Q1  T13

Oh, oui, notre Bretagne est belle, n’est-ce pas ? — 1842 (17)

Armand Guérin Bretagne

Sonnet épilogue

Oh, oui, notre Bretagne est belle, n’est-ce pas ?
Avec son ciel de brume, et ses landes sauvages,
Avec les mille flots qui sapent ses rivages,
Ses vieux fils chevelus dont résonne le pas ?

Son sol tranquillisé n’entend plus les débats,
Des chevaliers bardés de fer et de courage ;
Des guerres d’autrefois s’est éteinte la rage :
Le foyer garde seul le récit des exploits.

Pourtant, toujours encor, quand il faut à la France
De ces homme de cœur, espoirs de sa souffrance ,
Elle va les chercher au pays des granits ;

Car dans les rochers seuls les aigles ont leurs nids ;
Il leur faut, pour grandir, l’air en pleine poitrine,
Pour berceau la tempête ou la vague marine.

Q15  T13 débats/ exploits/ hum, hum

Quand j’étais faible enfançon, l’objet des soins de ma mère, — 1841 (2)

Paul AckermannChants d’amour. suivis de poésies diverses –

Souvenir

Quand j’étais faible enfançon, l’objet des soins de ma mère,
Et que, joyeux, j’ignorais l’ennui, les sombres fureurs
Et les désirs insensés, qui sourdent au fond des coeurs,
Je riais des passions et de l’amoureux mystère:

Mais bientôt, pour agiter mon existence légère,
La jeune fille aux yeux noirs, sur une route de fleurs,
Sut ma jeune âme enflammer par l’espoir de ses faveurs,
Puis le ciel me la reprit, me laissant seul sur la terre.

Doux amour de mon enfance, ombrage de mon chemin,
De vos flots voluptueux vous inondâtes mon sein,
Et je les vis s’écouler comme une vague rapide.

Ainsi, quand sur l’horizon brille une flamme rapide
L’orage éclate et bondit, trouble la source au front pur,
Et de noirs habits de deuil se vêt la plaine d’azur

Q15 – T13 – 14s

Paul Ackermann, qui se dit ‘professeur de langue française à Berlin », réinvente le sonnet en vers de quatorze syllabes. (Il y en a un chez Pierre Poupo, dans sa Muse Chrétienne de 1590) (après lui Verlaine, et d’autres, jusqu’à Réda)

(a.ch) ce type de vers est signalé par Richelet.