Archives de catégorie : bl

Les vers ne riment pas

Tu as un visage de femme que la Nature a peint, — 1990 (6)

Jean-François Peyret (trad.) Quarante sonnets de Shakespeare traduits par .. pour servir à la scène –

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Tu as un visage de femme que la Nature a peint,
Toi, Maître et maîtresse de ma passion,
Tu as un coeur tendre de femme qui ignore
L’humeur traîtresse des trompeuses femmes.

Plus brillant, moins trompeur, ton oeil quand il se tourne
Et illumine l’objet sur lequel il se pose;
Un homme parfait, maître de toutes les perfections,
Qui séduit les yeux des hommes, et ravit les âmes des femmes.

Tu fus d’abord créé pour être femme
Mais la nature en te faisant s’éprit de toi
Et par un ajout vint me frustrer de toi,
Ajoutant quelque chose dont je n’ai pas l’usage.

Puisque te voici armé pour le plaisir des femmes,
A moi ton amour, à elles, la jouissance de ton amour.

bl – m.irr – disp: 4+4+4+2 – sh

Tel qu’il existe, on croirait le monde incréé, — 1989 (6)

coll. –  Sonnets (ed. Alin Anseeuw)

Robert Marteau

Tel qu’il existe, on croirait le monde incréé,
Irréel et là depuis toujours absent, hors
De notre portée en même temps qu’à nos mains
Proie offerte et métamorphique. On le croirait
Sans modèle et n’ayant pas de visée; à nous
Venu, déjà-là, d’un avenir qui nous verse
Au passé sans que nous puissions connaître si
Le présent s’inaugure au lieu qui nous convie
Source que nous avons convoitée aux confins
Non, mais ici: point imperceptible où l’oracle
Nous parle; temps où la bouche encore n’a pas
Puisé. Le dessein s’accomplit, mythologique,
A l’insu du stratège, et tout prédicat tombe
En désuétude à l’instant qu’il apparaît.

bl – 12s – sns

Ce fut un bref éclaboussement d’écritures — 1989 (1)

Robert MarteauCe que Corneille crie – trente sonnets –

samedi 3 septembre

Ce fut un bref éclaboussement d’écritures
Sonores, comme si, connaissant le secret,
Nous pouvions déchiffrer le message animal.
Aux cris, formes et couleurs sont associées
Pour que nous voyions par les sons ce qu’elle crée
La corneille experte à en découdre comme
Une aide-courrière au bord des bois avec
Ses ciseaux. La continuité qu’elle voit
De l’érable à l’eau contient toutes les volutes
De son vol. C’est pourquoi on l’entend qui célèbre
L’inconditionnel contrairement à nous
Entre deux poids et deux mesures à peser
Notre destin. Il n’est d’aube où elle ne témoigne
Haut et clair; clairvoyante, alerte sur ses ailes.

bl – 12s – sns

Cinq fois la corneille a coassé au-dessus — 1988 (3)

Robert Marteau Liturgie (1992)

(Saint-Laurent-du-Fleuve, samedi 3 septembre)

Cinq fois la corneille a coassé au-dessus
De l’arbre mort, filant droit ensuite vers la
Polaire qui est tout au sommet de la hampe
De l’Ourse et pour nous en surplomb du peuplier.

Je ne l’ai pas vue: elle a franchi l’entre-deux
Des arbres comme un harpon qui serait lancé
Sans qu’on sut la cible: un pan de nuit échoué
Au nord, un dernier autel fait d’os ciselé,

Le faîte d’un mat avec des figures peintes,
Encore le cuir où furent imprimés l’orbe
Et le centre. Oui, elle a crié cinq fois puis s’est

Tue ayant délivré au monde tel qu’il est
Le message qui lui fut confié à l’aube
Quand la nuit et le jour étaient en même temps.

bl – 12s – sns

Un rectangle de ciel avec l’angle d’un toit — 1987 (8)

Robert Marteau Liturgie(1992)


(Trouville, mai)

Un rectangle de ciel avec l’angle d’un toit
S’inscrit dans la croisé où l’aile des mouettes
Glisse et dans la vitre en même temps se reflète,
Faisant que chaque oiseau forme une double croix
Volatile qui disparaît sans que l’oeil sache
Où à cause des persiennes dont le bois
En échelle ajusté, à gauche, à droite, cache
L’espace devenu perte, ainsi nous arrache
Tout ce qui traverse en mouvement bref l’étroit
Sas transparent que la fenêtre nous ménage
Haut, à la mi-hauteur d’un morceau de quadrant
Courbe, turquoise et bleu, parfois qui s’ennuage
De laine légère et flottante s’encadrant
Dans les carreaux où le goéland passe et nage.

bl avec quelques rimes – 12s – sns

Les amoureux fervents des fleuves impassibles — 1987 (7)

OulipoLa Bibliothèque Oulipienne , vol. II

Marcel BénabouAlexandre au greffoir


Les chats

Les amoureux fervents des fleuves impassibles
Aiment également, à l’ombre des forêts,
Les chats puissants et doux comme des chairs d’enfants
Qui comme eux sont frileux dans les froides ténèbres.

Amis de la science et de Pasiphaé,
Ils cherchent le silence et les cris de la fée;
L’Erèbe les eût pris aussi bien que l’Euripe,
S’ils pouvaient au servage gémir, pleurer, prier.

Ils prennent en songeant le sévère portique
Des grands sphinx allongés au Théâtre Français,
Qui semblent s’endormir aux feuillets souvent lus;

Leurs reins féconds sont pleins d’une profonde nuit,
Et des parcelles d’or, plus belles que vos jours,
Etoilent vaguement les grands pays muets.

bl

Après le sommeil des grandes années fluviales — 1987 (2)

Xavier BordesLa pierre amour

Sonnet – Après le sommeil

Après le sommeil des grandes années fluviales
Voici que s’approche le jeu d’argile de l’été;
La terre qui durcit dans la fournaise du jour
La forme qui se creuse dans les golfes de lave.

Debout seul à parler du temps, des roses, des saisons
Cultivant les friches du langage, et seul, de profil
Tranchant sur le froid des étoiles environnantes,
Je jette mes regards dans les gouffres interdits.

Je sais entendre, qui chante, le temps, dans les âmes,
Une complainte de tristesse et de séparation …
Je sais l’Eveil, et le torrent des images cachées;

Et le sens qui plaque sur l’orgue profond des forêts
Un accord continu qu’arpègent les saisons:
Je m’absente au pays qui remplit ma raison.

bl – m.irr

O ceci est la bête qui point n’existe. — 1987 (1)

Roger Lewinter – (trad. des Sonnets à Orphée de Rilke) –

2, IV

O ceci est la bête qui point n’existe.
Point ne le savaient et l’ont à toute fin
– son évoluer, son port, son cou, jusqu’à
la lumière de l’impossible regard – aimée.

Point n’était certes. parce que l’aimaient pourtant,
bête pure se fit. De l’espace toujours laissaient.
Et dans l’espace, clair et d’économie,
la tête leva légère et eut à peine

besoin d’être. La nourrissaient non de grain,
seul du possible, toujours, qu’elle fût.
Et voilà qui telle force à la bête donna

Qu’elle poussa de soi une corne au front. Licorne.
près d’une vierge vint à passer blanche –
et dans le miroir d’argent et en elle, fut.

bl – m.irr – tr

Depuis toujours où s’ouvrent les très sombres — 1986 (1)

Jean Monod Dionysios


III

Depuis toujours où s’ouvrent les très sombres
Salles de l’intime et du défendu.
Dont les murs sont des yeux
Où nulle parole n’est audible

Et aucun corps n’entre sinon
L’ombre qui nous inspire, semblable
Aux corridors, qu’une servante
d’Isis mène dans une barque invisible.

Le passé n’est pas le passé, il est
Intérieur, aux parois d’air, dont la clé
Secrète comme la peinture, passée

L’heure, et le seuil, rend leur âme aux morts,
Non seulement ceux qui reviennent,
Aussi ceux qui retournent dehors.

bl – m.irr